Les progrès de l’informatique et de la robotique sont aujourd’hui au centre des débats, et d’aucuns se demandent s’il n’arrivera pas un moment où il faudra accorder des droits moraux à certaines machines – si véritablement elles deviennent «conscientes», ou au moins «intelligentes». Dans ces conditions, il peut être instructif de remettre en avant le débat sur l’intelligence des plantes.
On se souvient de l’hilarité générale lorsque la Commission fédérale d’éthique pour la biotechnologie avait produit en 2008 un rapport sur «la dignité de la créature dans le règne végétal». Voilà qu’on allait nous interdire, une fois pour toutes, de marcher sur le gazon, au motif que les végétaux sont des «organismes individuels doués d’intérêts propres», et à ce titre ont droit au respect. La presse internationale s’en fit l’écho: ils ne rigolent pas avec la nature, ces Suisses... Pourtant le rapport en question avançait des arguments essentiellement éthiques, et ne se risquait pas à comparer les humains et les peupliers.
Respectez votre cactus nain
Certains chercheurs n’ont pas tant de scrupules. La récente discipline de la «neurobotanique» va même aussi loin que possible dans l’attribution de conscience, sentience, intelligence et cognition à nos plantes vertes. Et pourquoi pas? Si on peut montrer que de nombreux végétaux sont capables d’apprendre, prennent des décisions, anticipent l’avenir, s’adaptent à leur milieu, se souviennent du passé, induisent leurs prédateurs en erreur, intègrent et évaluent des informations variées afin de fixer leurs priorités, montrent des signes de douleur et communiquent entre eux, on est en droit d’y voir un minimum de jugeote.
Bien sûr, les plantes n’ont pas de cerveau. Mais on y trouve des neurotransmetteurs classiques comme la dopamine et le glutamate, des potentiels d’action calcium-dépendants comme dans nos neurones, elles émettent des phéromones et sont sensibles à l’équivalent de nos hormones, et lorsqu’elles sont en groupe, leur comportement ressemble au fruit de calculs sophistiqués.
Alors non, je ne suggère pas de susurrer des mots doux à vos hortensias, ni d’offrir une sépulture à vos roses fanées, et encore moins d’embrasser nus les arbres dans la forêt (d’ailleurs, s’ils sont conscients, il faudrait obtenir leur consentement). Ce que ces observations nous contraignent à faire, c’est d’affiner nos définitions de la cognition, de l’intelligence et de la conscience.
Si penser c’est s’adapter, les plantes pensent
Ainsi, le philosophe Jonny Lee, de l’Université de Murcie en Espagne, rappelle qu’il n’existe pas, à ce jour, de consensus sur ce que nous appelons exactement «cognition». Certains privilégient la faculté de se représenter mentalement des choses et d’effectuer des opérations sur ces représentations, d’autres considèrent que c’est plutôt la capacité de s’adapter de façon flexible au monde environnant. Ce débat conduit à une impasse entre ceux qui nient toute forme de cognition aux plantes, et ceux qui sont prêts à leur attribuer au moins une forme «minimale» de cognition.
Mais quelle que soit l’issue de cette controverse, Lee indique que l’étude des plantes nous permet au moins de mieux saisir, au cas par cas, ces choses que nous appelons cavalièrement «attention», «jugement», «décision» ou «pensée».
Ce qui nous ramène au débat sur l’intelligence artificielle, qui soulève exactement les mêmes questions et conduit aux mêmes difficultés théoriques. Avec des conséquences inattendues: si on accepte que des voitures, des palettes graphiques et des «agents conversationnels» sont doués d’intelligence, alors il nous faudra peut-être voir nos bégonias d’un nouvel œil...
Sebastian Dieguez est docteur en neurosciences, il enseigne à l’Université de Fribourg. Ses recherches portent sur la formation des croyances et le complotisme. Il est l’auteur de Croiver: pourquoi les croyances ne sont pas ce que l’on croit (éd. Eliott, 2022), Le Complotisme: cognition, culture, société (éd. Mardaga, 2021) et Total Bullshit: au cœur de la post-vérité (PUF, 2018), ainsi que de chroniques dans l'hebdomadaire satyrique Vigousse.