#ScienceForUkraine: rencontre avec la chercheuse lettone qui veut mobiliser les universités

Sanita Reinsone est chercheuse à l'institut de Littérature, Folklore et Art de l'Université de Lettonie, à Riga. | Crédits: Kristians Luhaers.

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An English version of this interview is available on Geneva Solutions.

La communauté scientifique se mobilise face à la guerre en Ukraine. Le 26 février, une initiative baptisée #ScienceForUkraine a été lancée sur les réseaux sociaux. Le concept: rassembler sous une seule étiquette toutes les offres d’accueil d’étudiants et de chercheurs en fuite qui commencent à affluer dans les universités du monde. C’est là l’œuvre de Sanita Reinsone, chercheuse à l’Université de Lettonie (Riga) et responsable de la communication de Nep4Dissent, un collectif d’étude de la dissidence dans les pays socialistes pendant l’ère soviétique.

Heidi.news – Quelle est l’idée derrière #ScienceForUkraine?

Sanita Reinsone – Depuis cette nuit où la Russie a envahi l’Ukraine, c’est difficile de se concentrer sur quoi que ce soit: impossible de dormir, de travailler, on ne fait que lire les nouvelles et penser à ceux qui sont confrontés à la guerre. Tout cela est venu de façon si soudaine, c’est un choc énorme. C’est difficile de ne rien faire par rapport à une telle situation.

J’ai remarqué que certaines universités sur Twitter commençaient à publier des annonces pour soutenir les étudiants et chercheurs ukrainiens. De plus en plus d’annonces ont afflué et ont été relayées, avant de disparaître dans l’océan de Twitter. Donc j’ai pensé que le hashtag #ScienceForUkraine pourrait être utile pour rassembler cette information.

La veille, nous avions fait circuler un appel de Nep4Dissent à la Commission européenne, aux agences scientifiques, gouvernements et universités en vue d’offrir une aide concrète à la communauté des chercheurs ukrainiens. #ScienceForUkraine a aussi été une réaction à ça.



Un point d’entrée unique pour les Ukrainiens

L’idée autour de #ScienceForUkraine est simple: permettre aux étudiants et chercheurs ukrainiens d’accéder à l’ensemble des offres d’emploi et d’hébergement qui commencent à affluer sur les réseaux sociaux de la part de toutes les universités occidentales, notamment en Europe. Un compte Twitter a été créé à cet effet, ainsi qu’un site doté d’une carte qui rassemble toutes les annonces. Le projet, qui vient juste de commencer, est destiné à monter en puissance dans les jours qui viennent.


Qui travaille sur le projet?

Je ne m’attendais pas à recevoir autant de réponses donc j’ai commencé toute seule. Tard dans la nuit, j’ai demandé à un développeur de mettre en place un site web. Et aujourd’hui, de plus en plus de gens souhaitent se joindre à l’opération, donc l’équipe va s’étoffer dès cette semaine. L’Association polonaise des jeunes chercheurs nous a rejoints et s’occupera de clarifier les informations en provenance des institutions de recherche et universités de Pologne. On a aussi eu des renforts venus d’Allemagne. De façon générale, j’espère pouvoir compter sur au moins une personne par pays, parce que l’information que je reçois est brouillonne et incomplète. Il y a beaucoup de travail pour le rendre aussi précis et utile que possible.

Avez-vous des retours sur la situation concrète des étudiants et chercheurs en Ukraine?

Je ne suis pas entièrement au fait de ce qui se passe dans les universités ukrainiennes en ce moment. Je peux juste deviner que tout est à l’arrêt et que beaucoup essaient de fuir le pays. Et qu’il est important d’être prêt à offrir de l’aide.

Combien d’offres vous sont parvenues à ce jour?

Nous avons mis à jour la carte il y a quelques heures (dimanche soir, ndlr.) avec une cinquantaine d’offres vérifiées – avec l’information correcte sur le département, l’université, l’adresse de contact, le site, l’adresse physique. Mais Twitter est inarrêtable et de plus en plus d’offres nous parviennent. Plusieurs listes parallèles sont en train de se créer, de la part de plusieurs labos de recherche dans le monde.

Au bout du compte, il faudra fusionner toutes ces informations. Pour moi, c’est très important de travailler sur les détails, que les chercheurs ukrainiens dans le besoin n’aient pas besoin d’écumer les sites des universités. C’est ce que j’invite la communauté de recherche à faire. Un message général d’aide et de soutien si nécessaire, c’est bien mais pas très utile.

C’est beaucoup de travail. Vous êtes soutenue par votre institution?

En effet! Je suis certaine que mon institution soutiendra la démarche, et que d’autres collègues proposeront leur aide. Nous avons déjà commencé à réfléchir à une aide pratique que nous pourrions offrir à des collègues ukrainiens. Pour les étudiants, ce peut être un travail temporaire dans nos archives digitales, qui comptent beaucoup de manuscrits en langue slave, ou des informations à recueillir sur la culture ukrainienne en Lettonie. Ou deux ou trois postes de chargé de recherche pour leur permettre de continuer leurs travaux. Toutes les institutions sont capables de faire cet effort.

Les pays baltes ont une histoire singulière avec la Russie. En Lettonie, quelle perception a la population générale sur l’invasion de l’Ukraine?

De 1945 à 1991, les Etats baltes ont été occupés par l’Union soviétique. C’était une période violente et c’est resté un traumatisme pour ces nations pendant des décennies, encore aujourd’hui. Après l’indépendance, dès que cela a été possible, les pays baltes ont rejoint l’Otan et l’Union européenne. Cela a été considéré comme une façon d’échapper le plus possible à l’influence russe. Mais il n’y a jamais eu le sentiment d’être complètement en sécurité.

Jusqu’à présent, on était sur une sorte d’arrière-plan d’inquiétude, mais désormais les émotions réprimées pendant 30 ans sont en train d’exploser au grand jour. Pour l’essentiel, les gens sont en état de choc, aussi bien les Lettons que les Russes vivant en Lettonie (le pays compte environ un quart de Russes ethniques, ndlr.). Comment une telle chose est-elle possible? Puis vient l’idée que nous sommes les prochains sur la liste! Oui il y a beaucoup d’angoisse et d’incertitude, en particulier – mais pas seulement – chez les gens qui se souviennent bien de l’occupation soviétique. Il est très étrange d’entendre, au 21e siècle, un enfant demander «quand est-ce que la Russie va nous envahir aussi?».

C’est le cas de vos propres enfants?

Oui, l’Ukraine est dans toutes les têtes. Mon plus jeune (8 ans) s’interroge sur les bombardements. Le plus vieux (15 ans) en a discuté avec ses amis: et s’ils devaient prendre les armes dans quelques années? Les écoles ont distribué des fiches d’information sur comment parler de la guerre avec ses enfants. Ce qui se passe en Ukraine est très proche de nous, on s’identifie beaucoup.

Il y a beaucoup de discussion ici sur le niveau de soutien à l’invasion au sein de la population russe. En tant que russophone, quel est votre sentiment à ce sujet?

Je ne suis pas une grande experte de la Russie, mais bien sûr il y a une part croissante de la population russe qui est épuisée, scandalisée ou terrifiée de ce que font les autorités. Ils protestent, manifestent, sont mis en prison, subissent des brimades et des humiliations. Cependant, une grande part de la population vit dans un espace médiatique russophone et les messages auxquels ils adhèrent sont au-delà de l’entendement. C’est aussi le cas d’une partie de la population lettone, car les médias russes ont une grande influence ici. Mais même dans ces conditions, les Russes de Lettonie ont publiquement exprimé leur condamnation de cette guerre.

Poutine lui-même en donne des exemples glorieux dans ses derniers discours: l’Ukraine n’est pas une nation, pas un vrai Etat, tout le monde veut attaquer la Russie et donc la Russie doit se défendre, le référendum en Crimée était une «élection démocratique», et ainsi de suite. Ils sont en train de construire un monde en forme de miroir inversé. Bien sûr, c’est un processus à l’œuvre depuis de nombreuses années, et les spécialistes de politique russe ont beaucoup à dire là-dessus.

Un conseil pour des universitaires européens qui souhaiteraient aider les Ukrainiens?

Le soutien à la vie quotidienne, comme un logement, et le soutien financier – bourses d’enseignement et de recherche, postes de chercheurs et d’assistants – sont tout aussi importants. Il est essentiel de fournir des informations détaillées sur le type de soutien disponible. J’aurais tendance à recommander une approche coordonnée, au moins au niveau des universités, pour collecter et fournir une information sur l’ensemble des départements, des facultés et des laboratoires, et de les publier sur les sites institutionnels pour que les concernés puissent aisément y avoir accès.

Espérons que cette période sombre de l’histoire de l’Europe touche bientôt à sa fin. C’est dans ces circonstances qu’on réalise la force de nos connexions. La solidarité de la communauté de recherche est très forte, c’est très encourageant et cela signifie beaucoup pour les Ukrainiens en ces temps difficiles.