REPORTAGE – A l’animalerie de l’EPFL, pour suivre la vie d’une souris de laboratoire

Une des salles d'expérimentation du Centre de phénogénomique de l'EPFL, dédiée aux tâches comportementales. Les noms et numéros de salle ont été floutés pour des raisons de confidentialité. | Heidi.news / YP

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A quoi ressemble la vie d’une souris de laboratoire? Quel regard posent sur l’expérimentation animale ceux qui la font au jour le jour? Comment assure-t-on le bien-être d’animaux qui vivent pour la science, et meurent pour elles? C’est pour apporter un éclairage sur ces questions que Heidi.news a visité l’animalerie de l’EPFL, au sein du Centre de phénogénomique (CPG) de l’institution.

Dans l’animalerie. Pour entrer, il faut montrer patte blanche. Revêtir une combinaison, une charlotte, et jurer qu’on n’a pas de serpent ou de rongeur à la maison. «Il faut à tout prix éviter d’introduire un pathogène extérieur, au risque de devoir sacrifier les animaux», précise Raphaël Doenlen, responsable de l’unité de phénotypage du CPG – la principale unité d’expérimentation animale du centre.

Sur le campus de l’EPFL, le CPG abrite quelque 20’000 souris, 18’000 poissons-zèbres, des centaines de rats et des têtards de crapauds, toutes des espèces vedettes des laboratoires. A l’intérieur, un dédale de couloirs opaques, de zones d’hébergement et de salles d’expérience, où seuls pénètrent en temps normal les animaliers et les scientifiques. Et à intervalles réguliers, les autorités vétérinaires.

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Raphaël Doenlen, responsable de l'unité de phénotypage du CPG.

«La plupart des inspections vétérinaires ne sont pas annoncées, en général je reçois juste un message Whatsapp pour me dire "ils sont là"», explique Rémi Carlier, chargé de communication du centre. «La plupart du temps? Quatre-vingt-dix pour cent du temps, oui!», s’amuse Raphaël Doenlen. «Les dix pour cent qui restent, c’est quand ils veulent voir une expérience en particulier.»

Des souris modèles. Reconnaissance d’objet, conditionnement à la peur, calorimétrie… Chaque salle est étiquetée en fonction du type d’expérience réalisée. Les animaliers et laborantins tendent à se spécialiser, préférant pour certains les tâches comportementales, pour d’autres les expériences sur le métabolisme. Côté animal, pas de surprise: dans plus de 9 cas sur 10, ce sont les souris qui s’y collent.

Salle d’expérimentation, au sous-sol. Fabio de Martino, doctorant au laboratoire de Cathrin Brisken, réalise une injection sur ses souris – une intervention invasive mais banale. A côté de lui, des cages ont été préparées. Dans chacune d’entre elles, cinq souris immunosupprimées ayant reçu une greffe de cellules humaines modifiées dans une glande mammaire.

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Injection de produit de marquage dans la glande mammaire d'une souris anesthésiée.

Le jeune chercheur saisit les rongeurs par la queue et les place dans une chambre à induction. Le gaz anesthésiant fait son office en quelques secondes, elles titubent puis s’endorment. Les voilà prêtes pour l’injection d’un produit de marquage. Il les place ensuite dans une chambre d’imagerie, en rang d’oignon, afin de visualiser la progression du greffon.

Fin de la manipulation. Quelques minutes après leur sortie, voici les souris de retour dans leur cage, à fureter comme le font les rongeurs. Elles reviendront d’ici une semaine ou deux en salle d’expérimentation, pour y subir la même procédure.

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Résultats de l'imagerie par bioluminescence chez les souris anesthésiées.

Du bénin au plus invalidant. On utilise une échelle à quatre degrés pour quantifier la contrainte sur l’animal. A 0, rien à signaler, ni douleur ni stress. Une injection dans le ventre est considérée comme de niveau 1, de même que les modifications génétiques permettant aux souris de tolérer une greffe de cellules humaines.

Plus de la moitié des recherches conduites au CPG impliquent des manipulations de gravité 2, considérée comme «moyenne».

Au degré 3, la douleur ou l’anxiété sont maximales. Il peut s’agir d’un protocole de croissance tumorale allant jusqu’aux métastases invalidantes, ou encore d’un test de nage forcée répété chez les rongeurs – pour n’en citer que deux. Nous n’en verrons pas de ce type, mais elles existent: elles représentent 7% des expériences menées à l’EPFL et environ 3-4% à l’échelle du pays.

Les scientifiques sont incités à réduire ces expériences à forte contrainte, très décriées par les militants de la cause animale. Mais c’est un processus de longue haleine, explique Raphaël Doenlen, en prenant pour exemple les neurosciences:

«Dans les études sur la dépression, le standard depuis 30 ou 40 ans c’est le test de nage forcée. L’idée c’est que l’animal non déprimé va se forcer beaucoup plus longtemps. Mais ce test est en train d’être complètement abandonné avec le temps pour être remplacé par d’autres tests auparavant considérés comme moins "séduisants", fondés sur la notion de plaisir: le rongeur non déprimé exprime une préférence marquée pour de l’eau sucrée, par rapport à de l’eau normale. C’est en train de devenir le nouveau standard.»

Une vie standardisée. Quand elles ne sont pas en expérimentation, les souris vivent leur vie de muridés en salle d’hébergement. Sur les murs, des centaines de cages standardisées, de 500 centimètres carrés de surface, en plastique translucide, qui dégagent une forte odeur musquée. La température et la lumière sont maintenues constantes, l’air ventilé en permanence.

En fond sonore, un peu de musique: souvent Fréquence Banane, la radio estudiantine locale. Il s’agit de fournir une stimulation auditive tout en évitant aux animaux de stresser en cas de bruit soudain.

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Cette salle d'hébergement compte 700 cages de ce type, lesquelles peuvent contenir jusqu'à 5 souris.

«C’est une vie très standardisée, l’idée étant de limiter les facteurs externes qui joueraient sur les expérience et obligeraient à employer plus d’animaux», explique Raphaël Doenlen. De sa naissance à sa mort, la souris ne quittera sa cage que pour participer à de brèves expériences ou manipulations. Elle grandit au contact de ses géniteurs pendant les trois premières semaines, avant d’en être séparée.

Les cages sont enrichies pour limiter le stress des animaux et casser la monotonie. A l’intérieur, une litière de copeaux de bois, un tunnel en carton, du papier déchloré pour faire son nid. Une «maisonnette» en plastique rouge permet à l’animal de se réfugier à l’abri. «Les souris ne voient pas dans le spectre rouge, donc pour elles c’est ombragé et rassurant», précise-t-il.

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Toutes les cages de la salle d'hébergement disposent de ce type d'enrichissement matériel: une litière, du tissu, un tunnel et un dôme rouge, opaque pour les souris.

Les souris ne vivent pas seules dans leur cage – dans le jargon des animaliers, on parle d’enrichissement social. Elles y côtoient jusqu’à quatre congénères du même sexe, formant une micro-société où s’établit vite une hiérarchie entre individus, qui conditionne l’accès en priorité au biberon et à la mangeoire.

Seuls les rongeurs violents sont isolés dans leur cage, afin d’éviter qu’ils ne blessent leurs colocataires.

Des pratiques qui évoluent. C’est justement l’heure du soin aux animaux. John*, animalier, s’applique à mettre de la crème sur une souris. «Ici c’est certainement un cas de bagarre, avec un animal blessé au niveau du dos», explique-t-il. «On observe ça principalement au niveau du change, ça enclenche toute une procédure, et on prévient le vétérinaire qui prescrit un traitement.»

Il n’en a pas toujours été ainsi, précise le soignant, à son poste depuis plus de treize ans:

«Avant quand il y avait un animal blessé, si vraiment il était amoché on le sacrifiait, et si on estimait qu’il pouvait tenir jusqu’à la fin de la manip’ on le gardait. Mais on se souciait peu de son bien-être et de l’évolution de sa blessure. Aujourd’hui tout ce qui est soin aux animaux, procédure de changement de cage, on y fait très attention. On sent que les autorités veillent vraiment à ça. L’animalier, le technicien, le chercheur, tout le monde est impliqué.»

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Soins à une souris blessée, en partie recouverte de crème. La technique de la main en coupe permet de récupérer l'animal en minimisant le stress.

Des manipulations aussi basiques que la saisie des rongeurs continuent de faire l’objet de débats et d’évolutions, indique Raphaël Doenlen:

«On évite de venir saisir la souris par-dessus, ça projette une ombre qui évoque les rapaces et provoque une anxiété, c’est un bel exemple de mémoire génétique. Pendant des années, prendre l’animal par la base de la queue était la norme, mais au final il s’avère que c’est un peu stressant pour elles. Donc il y a eu toute une réflexion pour faire ça mieux. Et finalement le mieux c’est de mettre la main en coupe pour laisser venir l’animal – mais ce n’est pas si simple à faire.»

La quête du moindre stress n’est pas qu’un impératif éthique. Sur ce plan, les impératifs de la science et le souci du bien-être animal se recoupent au moins en partie. Raphaël Doenlen:

«Bien sûr il y a une notion de bien-être derrière mais surtout de qualité des données scientifiques collectées. Il n’y a aucun intérêt à collecter des données sur des animaux stressés, à part si la recherche porte sur le stress, l’anxiété, ou les maladies type PTSD. Sinon ça n’a aucun sens, on sait de nos jours que le stress va jusqu’à générer des différences d’expression génétique.»

Sensibilité humaine. Comment se positionnent les animaliers et laborantins par rapport à leur activité? Céline est spécialisée dans les expériences comportementales, au sein de l’unité de phénotypage. «Je suis à l’aise pour parler de mon métier avec mes proches et mes amis, mais je ne vais pas forcément le crier sur tous les toits dans une discussion ouverte avec tout le monde», indique-t-elle.

Céline évoque une évolution du métier «toujours dans le sens du mieux pour les animaux». Ce qui n’exclut pas certains cas de conscience quand on est au contact des animaux au jour le jour:

«Le seul point délicat c’est quand il y a des imprévus, que quelque chose se passe difficilement pour l’animal et qu’on se retrouve à faire un choix entre continuer l’étude alors que l’animal n’est pas bien ou interrompre. Ce peut être une expérience avec une souche invalidante, qui à long terme développe des problèmes. Sur le terrain on peut voir que les animaux ne vont pas bien et à un moment il faut dire stop. Et parfois on n’a pas la même sensibilité sur ce moment.»

De son côté, John revendique la nécessité de ne pas s’habituer à la contrainte animale:

«Je ne suis pas du tout un "défenseur" de l’expérimentation animale au sens où je défendrais mordicus que ce qu’on fait c’est bien. Ce sont des pratiques qui infligent quand même une certaine souffrance, une certaine privation de liberté des animaux. Il faut en avoir conscience. Mais ce travail nous permet de développer des médicaments, de participer aux progrès de la médecine, ça a du sens.

Il ne faut pas perdre de vue que ce n’est pas idéal, ce sont des êtres vivants que je préférerais en liberté qu’ici dans des cages. Je trouve indispensable pour quelqu’un qui travaille avec les animaux de continuer à se poser ces questions-là, sinon on perd un peu de son humanité, on devient complètement insensible et on finit par ne plus avoir aucun respect du vivant.»

La fin du voyage. La plupart des souris de laboratoire ne vivent pas au-delà d’un an, ou deux en cas d’expérience sur le vieillissement — l’espérance de vie normale étant de l’ordre de trois ans.

Une règle prévaut dans l’expérimentation sur les rongeurs: tous les animaux sont sacrifiés à l’issue de l’expérience. Pas question de relâcher des animaux génétiquement modifiés dans la nature, et les maisons de retraite pour cobayes n’existent pas.

Au seul CPG, quelque 20'000 souris sont utilisées, et donc sacrifiées, chaque année. «Cela peut paraître beaucoup mais pour une institution de la taille de l’EPFL, c’est en réalité assez raisonnable», estime Xavier Warot, directeur du centre.

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Affichette sur la salle de nécropsie, utilisée pour les euthanasies et la récolte de tissus.

Si elle fait partie intégrante de l’expérimentation, l’euthanasie reste un moment délicat pour les animaliers, comme en témoigne sans ambages John:

«Cela va faire plus de treize ans que je suis animalier, je peux pas dire que je me suis habitué à l’euthanasie des animaux. On pourrait se dire "avec le temps, bon…" mais aujourd’hui encore quand je dois euthanasier un animal ça me fait toujours un pincement au cœur. Ce qui m’aide aussi c’est de donner du sens au travail que je fais.»

L’injection létale après anesthésie est considérée comme la méthode à privilégier. Mais d’autres méthodes sont employées au besoin, comme la décapitation après anesthésie (qui permet de ne pas affecter les tissus) ou encore l’inhalation de CO2, notamment pour les grands groupes. Raphaël Doenlen:

«Le CO2 a été pas mal décrié et l’est encore, les autorités ont envisagé de l’interdire il y a quelques années mais cela n’a pas été fait, faute d’alternative. Pas mal d’études ont été faites avec des gaz moins stressants physiologiquement mais ça n’a pas été concluant, l’alternative n’existe pas encore vraiment. Mais on doit le justifier. Cela force le scientifique à s’interroger sur la possibilité d’une autre méthode.

(…) Visuellement la décapitation, c’est ce qu’il y a de plus choquant. Pour l’avoir fait il y a pas mal d’années, c’est sanguinolent. En général on le fait dans une pièce à part, sous hotte. Je sais que dans le passé, après six mois d’expérience avec les animaux, je ne pouvais pas les décapiter. Je m’étais trop familiarisé avec eux, en plus j’avais fait beaucoup d’études comportementales. C’est là où on s’entraide, un collègue était venu pour le faire et j’avais fait les prélèvements de tissu, mais le geste était trop dur.»

A lire aussi: un entretien avec Xavier Warot, responsable du CPG.

* Le prénom a été modifié.