Que nous apprend le Nobel de médecine à Svante Pääbo, pionnier de la paléogénétique?

Svante Pääbo | Institut Max Planck d'anthropologie de l'évolution à Leipzig

Jamais où on l’attend, le comité Nobel. Ce lundi 3 octobre 2022, à Stockholm, le prix de médecine et de physiologie a été décerné à Svante Pääbo, pionnier suédois de la paléogénétique, cette discipline qui vise à étudier le génome des espèces anciennes. A 67 ans, le directeur de l’Institut Max-Planck d'anthropologie de l’évolution, à Leipzig, peut se targuer d’avoir séquencé le génome de Néandertal et celui de Denisova. Deux espèces d’hominidés aujourd’hui éteintes, avec qui l’homme s’est hybridé il y a plusieurs dizaines de milliers d’années.

Où est la médecine? Ces travaux ont jeté un éclairage neuf sur nos origines et donné son impulsion à la paléogénétique humaine, un champ d’application en plein essor depuis les années 2010. Mais les applications médicales sont encore ténues. On commence tout juste à étudier le génome humain au prisme de celui des autres hominidés. Loin des vaccins ARN sur lesquels il est attendu, le comité Nobel a voulu récompenser des travaux séminaux – mais encore très fondamentaux.

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De Néandertal à Denisova. Grand nom de la paléogénétique, Svante Pääbo a développé les méthodes permettant d’analyser et reconstituer de l’ADN archaïque, dégradé par les outrages du temps.

  • Ces travaux ont permis au biologiste suédois et à ses équipes de réaliser le premier séquençage du génome de Néandertal – ADN mitochondrial (plus abondant) en 1997, et un génome plus complet en 2010. C’était la première fois que l’ADN d’un autre hominidé, par ailleurs connu via de nombreux fossiles en Europe, se dévoilait. «Personne ne pensait qu’ils y parviendraient, même pas eux», s’amuse Laurent Excoffier, spécialiste en génétique des populations à l’Institut d’écologie et d’évolution de l’Université de Berne, qui se souvient combien cette découverte avait marqué sa discipline.
  • A l’Institut Max-Planck d'anthropologie de l’évolution qu’il crée en 1997 et dirige depuis, Svante Pääbo est aussi à l’origine de la découverte en 2010 d’un nouvel hominidé vieux de 40’000 ans, sur la seule base d’un séquençage de génome: l’homme de Denisova, identifié à partir d’un fragment de phalange (de femme!) dans une grotte en Sibérie. Depuis, des fragments de crâne découverts dans le centre de la Chine (Henan) sont venus compléter la collection, même si leur appartenance à la lignée dénisovienne reste débattue.

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Le défi de l’ADN ancien. Avant les années 80, l’idée même de séquencer de l’ADN ancien était considérée comme un défi hors de portée des techniques modernes. Trois raisons à cela, nous explique Mathias Currat, biologiste au département de génétique et évolution de l'Université de Genève et spécialiste en diversité humaine:

  • «L’ADN se dégrade chimiquement au cours du temps, on va avoir de moins en moins d’ADN dans le tissu examiné. S’il fait chaud ou humide, cela peut être très rapide.»

  • «A cette dégradation s’ajoutent des mutations post mortem, des transformations chimiques de l’ADN, notamment dans les extrémités, qu’il faut neutraliser.»

  • «Enfin, il y a beaucoup de contaminations: quand on séquence un ossement, on trouve surtout de l’ADN de bactéries, ou encore l’ADN de chercheurs ayant manipulé l’échantillon.»

Svante Pääbo et son équipe ont adapté les techniques à disposition pour contourner ces limites, afin de faire la lumière sur des génomes vieux de dizaines de milliers d’années. Mathias Currat:

«Il a vraiment été un pionnier dans ce domaine, et c’est son équipe qui a publié les gros travaux. Le génome de Néandertal, c’était un exploit qui a ouvert plein de perspectives de recherche.»

Homo sapiens et ses cousins. Enfin, les travaux de Svante Pääbo ont permis à Homo Sapiens de se découvrir moins seul… à tous points de vue. On estime désormais que notre espèce, sortie d’Afrique il y a quelque 60'000 ans, s’est partiellement hybridée avec Néandertal, puis Dénisova, jusqu’à l’extinction de ces deux espèces, intervenue il y a peut-être 30'000 ans – la datation reste approximative. L’homme moderne est le produit d’une histoire complexe, dans laquelle Néandertal et Dénisova ont joué un rôle.

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Source: comité Nobel


Quelques réactions. Mérité, ce prix Nobel inattendu? Assurément, à en croire les spécialistes interrogés par Heidi.news, qui tous pointent un chercheur exceptionnel, ayant contribué à faire émerger un champ de recherche entier:

Mathias Currat (Unige):

«C’est quelqu’un qui a apporté énormément à ce champ de recherche et continue de le faire, il n’y a pas vraiment d’équivalent dans le domaine. C’est aussi positif pour le domaine de la paléogénomique (évolution de la paléogénétique, ndlr.), en plein essor depuis les années 2010 et qui va extrêmement vite. A la fin des années 80, on ne pouvait séquencer partiellement que quelques spécimens de musée vieux de quelques siècles, on a vu les premiers développements techniques dans les années 1990 et 2000, et depuis les années 2010 de nouvelles publications majeures apparaissent quasiment tous les mois.»

En transit entre Paris et Tokyo, le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin, directeur du département Évolution de l'homme de l'Institut Max-Planck d'anthropologie de l’évolution – et donc collègue direct de Svante Pääbo –, nous adresse ce message:

«Svante Pääbo est le père de la paléogénétique, une nouvelle discipline qui, au cours des vingt dernières années, a révolutionné l'étude de l'évolution humaine en donnant accès au génome de formes éteintes de l'humanité, comme les Néandertaliens. (…)

La paléoanthropologie d'aujourd'hui peut intégrer l'étude de l'anatomie, des gènes et du comportement, ce qui était inconcevable il y a une génération. Svante est un scientifique visionnaire et un grand leader. Il a joué un rôle déterminant dans la création de l'institut Max Planck d'anthropologie évolutive à Leipzig. Le succès planétaire de cet institut de recherche (notre succès!) doit beaucoup à sa personnalité.»

Laurent Excoffier (Unibe):

«Il y a deux ou trois laboratoires dans le monde capables de séquencer de l’ADN vraiment ancien, au-delà de 20'000 ans, au Danemark et en Chine. Mais c’est vraiment Svante Pääbo le pionnier, qui a mis la main à la pâte dès le début. Il a su s’entourer de gens hyper compétents, en séquençage, analyse de données et génétique des populations. Il a été innovant dans plein de domaines et dans son champ, je ne vois vraiment pas qui d’autre pourrait davantage mériter le Nobel que lui.

(…) C’est quelqu’un de très ouvert, curieux, et aussi rigoureux. A l’occasion d’une visite de son laboratoire, il nous avait fait une petite présentation. Il expliquait qu’il avait la chance de travailler à Max Planck, avec des dizaines de millions par an, et que son but c’est aussi de mener des recherches risquées, que d’autres laboratoires ne peuvent pas faire. Il a ce goût pour la nouveauté.

(…) C’est quelqu’un qui nous a conduit à modifier notre façon de penser: avant ses travaux, on pensait qu’il n’y avait eu aucune interaction entre l’homme moderne et l’homme archaïque.»

Dans un article de 2018 mis à jour sur le site universitaire The Conversation, le préhistorien Nicolas Teyssandier (CNRS) s’enthousiasme sur ces avancées ayant permis à la paléoanthropologie de prendre une dimension jusque-là impossible:

«Pour le préhistorien que je suis, il faut bien reconnaître que nous vivons une époque formidable où des données à peine croyables il a quelques dizaines d’années voient le jour et modifient profondément notre connaissance des peuplements humains sur le temps long. Il faut évidemment rester prudent tant les avancées technologiques accélèrent toujours davantage cette course à la connaissance et ne jamais oublier que tout change parfois très rapidement. L’aventure scientifique prodigieuse de Svante Pääbo et de ses équipes constitue pour nous tous l’illustration qu’en science, le rêve est nécessaire.»

Et le lien avec la médecine? Il est à coup sûr assez lointain: la paléogénétique, dont ce n’est d’ailleurs pas l’objectif central, n’a encore donné lieu à aucune application médicale directe. Mais la connaissance approfondie du génome humain et de sa diversité ouvre néanmoins à une meilleure compréhension de certains traits de l’homme contemporain — en lien, parfois, avec la santé.

Laurent Excoffier (Unibe):

«On se rend compte de plus en plus que cet ADN néandertalien peut porter des gènes de résistance dans les défenses immunitaires (innée ou acquise) ou de prédispositions à certaines maladies. Svante, l’année passée, a montré qu’un gène de résistance aux formes sévères de Covid était d’origine néandertalienne. Pour les Dénisoviens il y a un variant très connu qui permet aux populations du Tibet de s’adapter à l’altitude. Tout cela change un peu notre façon d’appréhender les adaptations des hommes modernes.»

Mathias Currat (Unige):

«La biologie et la médecine sont souvent associées dans les sciences de la vie, il y a beaucoup de liens. Cela ne me paraît donc pas étonnant qu’il ait reçu ce prix, même s’il n’y a pas forcément d’application médicale directe, car il y a quand même un énorme potentiel.

Par exemple, Néandertal qu’on retrouve principalement en Europe depuis des centaines de milliers d’années, était très bien adapté à son environnement. Comme il s’est mélangé avec Homo Sapiens, on peut penser qu’il a transmis des gènes qui permettent de mieux résister aux pathogènes présents dans cet environnement.»

Stylianos Antonarakis, directeur de l’Institut Suisse de Médecine Génomique et spécialiste de médecine génétique:

«J’étais un peu étonné que Svante Pääbo reçoive le prix Nobel de médecine et physiologie, puis je me suis dit que l’évolution permet de mieux comprendre la médecine, des cause et histoires des maladies. Le grand généticien évolutionniste Dobjansky a dit qu’on ne pouvait pas comprendre la biologie, si ce n’est à la lumière de l’évolution, et on ne peut pas comprendre la médecine non plus sans l’évolution.

(…) La compréhension de ce qui est conservé dans notre génome nous dit beaucoup de choses sur la fonction de l’ADN conservé. Quand on voit qu’on garde un peu de l’ADN de Néandertal et de Denisova, ça veut dire que cette partie est importante pour la vie. C’est la première chose. La seconde, c’est la différence avec nous, Homo Sapiens. Notre cerveau est différent, on a un avantage de survie, et le développement extraordinaire de notre cerveau est lié à des parties de l’ADN qu’on ne partage pas avec Néandertal et Denisova. Cela peut nous aider pour la compréhension de maladies comme la déficience intellectuelle, par exemple.»