Une matrice artificielle
Dans les premiers travaux mentionnés ci-dessus, des biologistes de l’Institut Weizmann en Israël expliquent comment ils ont prélevé des embryons de cinq jours dans l’utérus de souris, pour les placer dans un système artificiel reproduisant l’environnement utérin. A savoir un liquide contenant les nutriments et les adjonctions d’oxygène nécessaires, placé dans un récipient en constante rotation pour éviter que l’embryon ne se colle à une paroi, ce qui causerait sa mort.
Un système révolutionnaire minutieusement mis au point pendant des années. Les embryons se sont développés jusqu’à l’âge de onze jours, soit près de la moitié du temps de gestation complet ! Au New York Times, ces chercheurs indiquent même avoir reproduit avec succès l’expérience avec des embryons prélevés juste après la fertilisation, soit au jour 0 du développement. Sur une vidéo, on peut même voir battre le cœur de l’embryon du souriceau!
Des embryons sans fécondation
Dans deux autres articles, des scientifiques, américains et australiens cette fois, décrivent avoir utilisé des cellules souches humaines (des cellules immatures capables de se différencier en toutes sortes d’autres cellules du corps) pour produire des embryons;, et cela sans recourir à la fécondation de gamètes. Certaines de ces cellules souches se trouvent dans la peau.
«Un mini-miracle s’accomplit alors, explique Le Temps. Placées dans un milieu favorable, ces cellules souches s’auto-organisent dans l’espace. Il ‘suffit’ qu’elles baignent dans le bon cocktail de molécules, et que les contraintes soient propices à leur agrégation, pour que ces cellules se coordonnent pour former des sphères à demi-creuses qui miment l’architecture, la machinerie moléculaire et le fonctionnement d’un embryon humain très précoce. Plus précisément, d’un blastocyste: un stade du développement qui, pour notre espèce, correspond aux 6e et 7e jours après la fécondation.» Ces modèles de blastocystes, dont le premier a été créé sur la souris en 2018, sont appelés « blastoïdes ».
Vers l’humain génétiquement modifié?
Dans les deux cas décrits ci-dessus, les scientifiques se félicitent de disposer désormais d’expériences et de systèmes biologiques, contrôlables à souhait, pour étudier aisément hors du ventre maternel les stades très précoces du développement de ces amas de cellules biologiques. Un développement qui suit la «notice de fabrication» de tout être vivant: son génome, soit sa collection de gènes inscrits dans son ADN, qui détermineront, en fonction de leur interaction avec l’environnement, toutes les caractéristiques physiologiques de l’organisme à naître.
Est-il possible d’imaginer que ce manuel de construction génétique soit modifié,enrichi, voire entièrement réécrit? Mieux encore: réinventé, tant il ne correspondrait à rien d’existant? De quoi attribuer à l’organisme qui le porterait des propriétés lui assurant tel ou tel avantage (des muscles bien plus gros par exemple), voire des caractéristiques inédites (tel voir dans la nuit)?
De tels cas de figure, très souvent utilisés dans les films de science-fiction, ne sont désormais plus son seul apanage. D’une part parce que, depuis quelques années, les scientifiques se sont dotés d’outils de «chirurgie du gène» permettant de modifier simplement, efficacement et rapidement l’ADN reclus dans toute cellule (c’est la fameuse méthode CRISPR-Cas9, qui a valu le Prix Nobel 2020 à ses deux découvreuses). Mais surtout parce que, non content d’avoir séquencé son génome il y a deux décennies en décryptant ses quelque 3.2 milliards de paires de lettre, Homo sapiens s’est maintenant mis en tête, en 2016, de le récrire complètement.
Un logiciel pour redessiner le génome
Lors d’une récente interview ayant donné lieu à un livre, George Church, l’un des pères de ce projet nommé HumanGenomeProject – Write, ou HGP-Write, me confiait:
«L’idée est de recréer synthétiquement en laboratoire, base (lettre) après base, l’entier d’un génome humain, de manière s’assurer que les technologies de synthèse d’ADN deviennent, elles aussi,, comme le séquençage du génome il y a quelques années, économiquement abordables. De quoi alors ’écrire’ n’importe quel génome de n’importe quel organisme facilement et à moindre coût.»
Or la semaine passée – autre news passée sous le radar – des scientifiques ont indiqué avoir mis au point un système de design assisté par ordinateur, de la même façon qu’on le fait en mécanique, en architecture ou en électronique, appliqué à la génétique. De quoi coder facilement la fabrication biologique des bribes de génome, et surtout rendre tout le processus plus fiable et moins coûteux.
Ce scénario est-il réaliste?
Pourrra-t-on un jour écrire un génome humain complet avec une telle technique, l’insérer dans le noyau d’une cellule souche, et la laisser se développer à l’aide des méthodes d’utérus artificiel précitées? D’aucuns diront que c’est de la fiction, pour plusieurs raisons, plus ou moins solides.
L’une d’elles se base sur l’une des règles, devenue loi dans certains pays, que les scientifiques s’interdisent, pour des raisons éthiques, de développer in vitro des embryons humains au-delà de 14 jours (on parle alors déjà de fœtus). Mais voilà que, la MIT Technology Review révèle, la semaine passée également, que l’International Society for Stem Cell Research (ISSCR), l’une des sociétés professionnelles de recherche sur les cellules les plus influente, réfléchit à abolir cette règle fixée il y a 40 ans, afin de permettre notamment les recherches sur des embryons plus développés – avec toutefois une myriade de questions éthiques à la clé!
Il existe un autre obstacle plus fondamental. Reproduire artificiellement un génome à l’aide de machines de biologie, et l’insérer dans une cellule exprimant alors ce même génome, a déjà été accompli: c’était en 2010, grâce aux travaux du pionnier du domaine Craig Venter. Mais le génome en question était celui d’une bactérie, dans les conditions biologiquement simples d’un organisme unicellulaire. Autant dire d’emblée qu’avec des organismes contenant des milliards de cellules (comme l’homme) et surtout un génome immensément plus grand, l’affaire est incommensurablement plus complexe. Ce n’est pas seulement le génome complet qu’il faudrait pouvoir «greffer», mais aussi toute l’enveloppe moléculaire naturelle de l’ADN dans lequel ce génome est lové.
L’horizon des bébés nés sans utérus
Mais pas si vite: pour certains scientifiques, si l’insertion d’un génome humain artificiel complet dans une cellule humaine est encore irréaliste, le remplacement d’un seul gène ou d’un groupe de gènes, constitué de beaucoup moins d’ADN, ne l’est pas! Il n’est donc pas totalement illusoire de concevoir que d’ici quelques années, des scientifiques auront tenté l’expérience, et tenteront alors de vérifier l’implication de cette intervention sur le développement de l’embryon, grâce justement aux méthodes d’utérus artificiel décrite précédemment, qui auront certainement elles-mêmes été encore améliorées.
De là anticiper de reproduire la même opération avec un gène non humain, susceptible d’attribuer une caractéristique inédite à son hôte, il n’y a qu’un pas. Qu’un généticien genevois avec qui je discutais récemment, par ailleurs membre de l’émérite ISSCR, ne franchit pas (encore) – mais pas forcément pour les raisons que l’on croit. Selon lui, la raison avancée par les scientifiques pour mener ce genre de recherches n’est pas tant, pour l’instant, de tester la modification des génomes ou d’étudier les phases de développement des embryons avec des utérus artificiels, que de s’approcher de ce qui pourrait être une gestation humaine complète hors du corps d’une femme. Il conclut:
«De quoi les libérer de cette mission laborieuse qu’est la reproduction et au militantisme qui y est lié. Ce serait alors une révolution conceptuelle formidable !»
Plus que jamais en génétique humaine, les lignes bougent, les frontières se floutent. Les nouvelles recommandations de l’ISSCR doivent être annoncées en mai 2021.