Les journalistes scientifiques ne sont pas des scientifiques

Yvan Pandelé

Il y a un moment passionnant dans la vie d’un journaliste scientifique: quand il écrit au sujet de Didier Raoult. Cela m’est arrivé de nouveau récemment, pour avoir interviewé Victor Garcia, lui-même journaliste scientifique à L’Express, auteur de longues enquêtes détaillées sur l’ineffable professeur et son institution, l’Institut Méditerranée Infection.

S’en est suivie la salve prévisible d’insultes et de prises à partie qui font le sel du folklore pandémique. Deux d’entre elles m’ont tapé dans l’œil, car elles révèlent un malentendu récurrent:

  • «Le "fact-checking" transforme un journaliste en journaliste scientifique. Au secours!»

  • «Je ne crois pas une seconde que vous soyez un journaliste scientifique, M. Pandelé! Vos articles et opinions sont abominables et honteux pour la science. Seul un conflit d’intérêts pourrait expliquer une pareille motivation louche ou encore… Une stupidité extrême.»

Ces caresses verbales supposent que les journalistes scientifiques seraient eux-mêmes, d’une façon ou d’une autre, des «scientifiques». C’est une confusion fréquente, que je vois aussi bien chez des contempteurs que des interlocuteurs bienveillants.

Comme si nous autres rubricards en science avions deux métiers pour le prix d’un. Au laboratoire le matin, sous la bannière de la science, à la rédaction l’après-midi, à porter haut les couleurs du journalisme...

Levons la confusion. Pour clarifier les choses, j’ai posé la question à deux pointures de la profession: quelle est votre définition du journaliste scientifique?

  • Yves Sciama, vice-président de l’Association (française) des journalistes scientifiques de la presse d’information (AJSPI), qu’il a présidée pendant longtemps:

«Pour moi c’est très simple. C’est un journaliste spécialisé en sciences, un peu comme il y a des journalistes économiques, sportifs, juridiques, ou toutes les spécialités qu’on peut imaginer.»

  • Olivier Dessibourg, ancien président de l’association suisse de journalisme scientifique (ASJS), cofondateur et ancien rédacteur en chef adjoint de Heidi.news, aujourd’hui parti vers d’autres horizons, qui complète:

«C’est un journaliste qui traite de la matière sciences au sens très large. Sciences naturelles, technologies, santé, environnement, sciences sociales, histoire des sciences… Mais c’est un journaliste qui répond aux droits et devoirs du journaliste, qui respecte sa déontologie: vérification des sources, indépendance, objectivité autant que possible, séparation des faits et des commentaires.»

Donc non, les journalistes scientifiques ne sont pas des scientifiques. Ils ne sont que journalistes, et c’est déjà pas mal. Raison pour laquelle je n’étais pas fan du nouveau slogan de Heidi.news, «les scientifiques de l’info».

Du point de vue du lecteur, c’est une réassurance. Les grands principes du métier – recherche de la vérité, devoir de suite, contradictoire, protection des sources, distinction avec la communication... – s’appliquent tout autant aux journalistes scientifiques qu’à leurs confrères.

Le scientifique derrière le journaliste? Maintenant que l’essentiel est posé, passons aux questions plus fines: est-il nécessaire d’avoir un profil scientifique pour être journaliste scientifique?

Beaucoup de journalistes scientifiques ont une formation initiale de sciences «dures», de type master ou diplôme d’ingénieur – c’est mon cas, par exemple. Cela leur confère d’emblée une familiarité avec certains aspects de la démarche scientifique: une attention aux données de la science, une connaissance des outils et institutions, une facilité avec le formalisme, un tour d’esprit.

Olivier Dessibourg (physicien de formation):

«Être ou avoir été scientifique donne l’avantage de connaître les rouages, les mécanismes de fabrication des savoirs de la science. Le fait de connaître le monde des publications scientifiques, les fraudes et le plagiat, savoir différencier une bonne d’une mauvaise revue, un chercheur qui compte d’un autre… Ca aide, car ça permet de trier rapidement le bon grain de l’ivraie et de voir les "red flags": si un chercheur controversé publie dans une mauvaise revue, on le détecte vite.

Le désavantage c’est la question de l’association. Je ne nie pas dans le début de ma carrière avoir pris le parti de la science parce que j’en venais. Il faut apprendre à couper le cordon ombilical. Quand tu n’es pas scientifique et que tu portes un regard neuf sur un domaine attrayant, alors tu as la neutralité par rapport au sujet, même si tu n’as pas la capacité d’entrer tout de suite dans le jeu des chercheurs.»

Mais le profil «scienteux» peut s’acquérir, bien sûr. Des noms reconnus de la profession n’ont aucune formation scientifique initiale, à l’exemple de Sylvestre Huet (Libération), Nicolas Martin (France Culture) ou encore Pierre Barthélémy (Le Monde). Autant d’excellents journalistes scientifiques qui se sont formés sur le tas, à force de pratique, de discussions et de lectures.

Yves Sciama (biologiste de formation):

«J’ai rencontré des journalistes scientifiques de formation littéraire qui étaient très bons parce qu’ils connaissaient beaucoup de chercheurs, leurs motivations, leurs recherches et ça ne m’a jamais choqué qu’ils n’aient pas de formation scientifique directe. On ne demande pas à un journaliste sportif d’être un recordman du 100 mètres, à un journaliste politique d’avoir été élu, ou à un journaliste économique d’avoir été chef d’entreprise.»

Les formations spécialisées sont d’ailleurs plutôt l’exception que la règle: l’école de journalisme de Lille possède une voie journalisme scientifique, ainsi que deux universités parisiennes. Mais la plupart des formations en journalisme réservent à la science une portion congrue. L’Académie du journalisme et des médias (AJM) de Neuchâtel, principal creuset de journalistes romands, s’est ainsi dotée pour la première fois cette année d’un module dédié à la médiatisation des sciences.

Une histoire de culture. Est-ce à dire que les journalistes scientifiques ont la même façon de travailler que les autres journalistes, non spécialisés en science? Pas nécessairement.

Par rapport aux autres spécialités, le journalisme scientifique se caractérise en fait par une insistance sur les sources primaires (articles de revue, experts choisis), une attention au processus de production de la science (revue par les pairs, validation, méthodologie), à l’épistémologie (niveaux de preuve, biais cognitifs, etc.), et à la difficulté de rendre concis et compréhensibles des faits complexes (vulgarisation).

S’il faut caricaturer, les journalistes scientifiques sont un peu les «geeks» et «les rabat-joie» des rédactions, et parfois les garants d’une certaine rigueur. Scène typique, vécue mille fois:

  • Un rédacteur en chef émet l’idée d’un article fondé sur une idée simple. Par exemple: «Covid: l’hydroxychloroquine, ça ne marche pas».

  • Réponse du journaliste scientifique: «Alors, c’est plus compliqué que ça…». S’ensuit une longue explication un rien abstruse, puis le choix d’un angle plus raffiné. (Covid: l’hydroxychloroquine inutile contre les formes graves.»)

Yves Sciama:

«Les journalistes scientifiques aiment bien se penser comme plus rigoureux et plus attentifs à la qualité des sources que leurs collègues des autres disciplines. Puissent-ils dire vrai. Ils ont souvent l’impression aussi d’être moins sous la pression des idéologies – alors qu’un journaliste économique serait plutôt pro- ou anti-libéral, par exemple… Je ne suis pas sûr. Je suis un peu tenté de penser que non, on est comme les autres, il y a juste de bons ou de mauvais journalistes. (Rires.)»

La question des experts. Entrons dans le dur: quand un journaliste scientifique écrit, par exemple, que l’hydroxychloroquine n’a pas l’air de fonctionner dans le Covid-19, d’où parle-t-il? Après tout, il n’est ni épidémiologiste ni infectiologue, et n’a certes pas l’impressionnant CV de Didier Raoult.

La réponse ne se laisse pas facilement résumer, car elle repose sur deux jambes:

  • une analyse personnelle des données scientifiques à disposition (articles, études, rapports), qui nécessite une forme minimale de connaissance experte;

  • surtout, une prise d’information auprès des bons experts du champ, scientifiques de profession, qui permet de se faire un point de vue de l’état du consensus scientifique (ou de son absence).

Vous l’aurez compris, ces deux aspects du travail sont liés, dans la mesure où la lecture des sources (articles scientifiques, le plus souvent) nous aide à choisir et interroger les experts, qui à leur tour nous aident à comprendre et critiquer lesdites sources.

Olivier Dessibourg, sur la partie objective de ce travail:

«Le journaliste passe au crible les études, détermine un faisceau d’éléments qui convergent ou ne soutiennent pas les assertions. Et là, il ne s’agit pas de son avis personnel. Ce travail, s’il est bien fait, peut être objectivé par des faits, des études, des statistiques – le résultat n’est alors pas trop controversé. Cette démarche est complexe, et il faut s’y plonger. Mais ce travail d’objectivation des données doit être fait pour vérifier si ce qui est dit repose sur du solide ou du sable. C’est la partie enquête.»

Yves Sciama, sur le recours aux experts:

«Notre plus-value à nous c’est d’être capable de dire: cette personne ne représente pas ce que pense la communauté scientifique ou sa discipline, et ça on peut le savoir en questionnant, en activant notre réseau, en demandant à plein de sources. Par exemple, on est parfaitement légitime à dire que Raoult est extrêmement isolé scientifique, que pratiquement personne chez les scientifiques actifs et qui publient n’est d’accord avec lui. Et c’est une information importante pour les lecteurs, qui très souvent pensent le contraire.»

Le problème de l’expertise. Bien sûr, le choix des experts interrogés est crucial. Mais quand plusieurs chercheurs reconnus par leurs pairs, de disciplines différentes si possible (infectiologie, épidémiologie, virologie…), jugent qu’un travail n’a pas de valeur probante – comme les études du Pr Raoult sur l’hydroxychloroquine, par exemple –, il faut savoir l’entendre.

Il existe des indices objectifs pour identifier les experts influents (indicateurs bibliométriques, institution de rattachement, grade académique, participation à des congrès ou sociétés savantes…), et d’autres plus informels, mais très efficaces: demander à des chercheurs du domaine qui fait référence dans leur champ.

Il est aussi fréquent que l’on se fasse une idée personnelle de la qualité des experts contactés en nous basant sur leur propension à argumenter de façon convaincante, cohérente, et sourcée, en réponse à nos questions. C’est-à-dire, selon les règles du débat intellectuel et scientifique.

Une anecdote: mi-janvier 2020, quand le Covid commençait à se répandre en Asie, j’ai contacté Didier Raoult – alors inconnu du grand public – pour un avis sur le risque de pandémie. Au terme d’un quart d’heure d’interview, il m’est apparu qu’il n’avait aucune intention d’étayer son point de vue, pourtant péremptoire, sur la question. J’en ai gardé deux citations, mais ne l’ai plus contacté.

A cette occasion, j’avais aussi interrogé la virologue Isabella Eckerle, spécialiste des coronavirus au centre national de référence pour les infections virales émergentes (Crive) des HUG. Son avis: on a trop peu de données pour statuer, tout est possible à ce stade, il faut être prudent. Moins péremptoire, assez frustrant, mais beaucoup plus «scientifique». Je n’ai eu de cesse de la contacter au fil de la pandémie.

De la controverse. La culture des journalistes scientifiques, et la façon dont elle pèse au sein d’une rédaction, influence beaucoup le choix et le traitement des sujets – notamment lorsqu’ils sont controversés. De façon très schématique:

  • Il est d’usage de distinguer la controverse scientifique, lorsque de réels désaccords existent chez les experts, de la controverse médiatique (ou polémique), qui voit des opinions souvent idéologiques ou arbitraires s’affronter, indépendamment des données de la science.

  • Les deux controverses ont leur intérêt en matière de couverture médiatique, mais elles n’appellent pas le même traitement. Les journalistes scientifiques sont souvent rétifs à évoquer une polémique sans base solide, du moins tant qu’elle n’a pas pris une ampleur minimale, ou le font sous forme de «fact-cheking».

Olivier Dessibourg:

«Il faut distinguer la controverse scientifique de la controverse médiatique. La controverse scientifique peut être objectivée, étayée ou démontée grâce à des éléments codifiés, comme des vérifications à travers le prisme des publications. Il est ainsi possible d’écrire de manière objective – si c’est vrai – que "Didier Raoult affirme des choses qu’il n’a pas publiées dans des études", ou que, "si l’on y regarde bien, ses études montrent ceci mais pas cela", etc.

Après, d’un point de vue médiatique, la controverse est souvent amplifiée parce que les journalistes (le plus souvent, non spécialisés, ndlr.) ont tendance à chercher un avis discordant. Mais en climat, il n'est aujourd’hui plus pensable d’avoir, sur un plateau radio ou TV, un climatologue face à un climatosceptique, sous prétexte d’un débat équilibré. L’équilibre voulu là est journalistique. Une armée de scientifiques est d’accord sur le constat de base d’un réchauffement du climat causé par l’homme.»

La réalité du réchauffement climatique d’origine humaine est l’exemple type de controverse médiatico-politique, plus ou moins vive selon les pays, sur fond de désaccord scientifique à peu près inexistant ou portant sur des questions plus fines. Yves Sciama:

«J’ai beaucoup travaillé sur le climat, et on peut débattre de chaque étude, c’est assez marrant quand on discute avec les climatosceptiques. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a plein de disciplines indépendantes qui constatent le réchauffement climatique, de la physique à la biologie, et qui répondent: oui cette étude n’est pas forcément bien faite, il y a tel point qui ne va pas. C’est le propre de la science, on peut tout interroger. Mais il y a quand même un moment où on voit bien qu’un consensus disciplinaire se dégage, qui n’est pas sans exception mais s’avère très fort.»

A titre personnel, je pense que la controverse scientifique la plus intéressante ayant émergé au cœur de la pandémie est celle sur le mode de transmission dominant de Sars-CoV-2. Le fameux débat «gouttelettes» contre «aérosol», qui a fini par déboucher sur un nouveau consensus large — en faveur de la transmission aérosol.

Etrangement, cette évolution a eu assez peu de retentissement dans le débat public, contrairement à des sujets comme l’efficacité des traitements ou la sécurité des vaccins. Elle est pourtant essentielle, ne serait-ce que parce qu’elle a appuyé la mise en place de mesures comme le port du masque en intérieur et la ventilation des espaces fermés.

En somme, ce qui anime la communauté scientifique n’est pas toujours ce qui préoccupe le grand public, et c’est aussi le rôle du journaliste scientifique que de se faire, lorsque les enjeux le justifient, le passeur entre ces deux mondes.