Les lauréats.
Barry Sharpless, professeur de chimie à l’institut de recherche Scripps de San Diego, a inventé, au tournant des années 2000, le concept de chimie clic. Le chercheur a travaillé sur la difficulté à lier des biomolécules comportant des atomes de carbone, et a découvert que l’option la plus simple était d’utiliser des ponts formés de molécules d’azote ou d’oxygène, plus faciles à contrôler.
Il s’agit de son deuxième prix Nobel de chimie. C’est le cinquième lauréat à avoir reçu deux prix Nobel, après John Bardeen (semi-conducteurs et supraconductivité), Linus Pauling (liaison chimique, prix Nobel de la paix pour son engagement contre les essais nucléaires), Marie Curie (radioactivité, puis découverte du radium et du polonium), et Frederick Sanger (pour ses travaux sur l’insuline, puis sur le séquençage de l’ADN).
Morten Meldal, professeur à l’Université de Copenhague, a pour sa part développé, indépendamment de Barry Sharpless, ce qui est aujourd’hui considéré comme l’une des plus belles réussites de la chimie clic: la réaction de cycloaddition azide-alkyne catalysée par le cuivre. Ne vous laissez pas distraire par sa dénomination compliquée: il s’agit d’une des réactions les plus utilisées pour le développement de nouveaux produits pharmaceutiques, la cartographie de l’ADN et la mise au point de nouveaux matériaux.
Carolyn Bertozzi, professeure à l’Université de Stanford, a transformé le champ de la chimie clic, en la rendant exploitable au niveau de la cellule, sans interférer avec la chimie du vivant: ce sont les réactions dites bio-orthogonales.
De quoi on parle. Les deux termes sont peu connus. Levons le voile:
- On peut voir la chimie clic comme un clipsage «à ressort» entre molécules: de façon irréversible, avec un rendement et une spécificité élevés. Le comité Nobel compare le procédé au clipsage d’une ceinture de sécurité. La réaction type, mise au point indépendamment par Barry Sharpless et Morten Meldal, est une réaction de cycloaddition azide-alkyne catalysée par le cuivre. Dans les colonnes de Chemistry World, Tom Brown, professeur de chimie à l’Université d’Oxford, explique:
«Cette réaction produit exclusivement des 1,2,3-triazoles 1,4 disubstitués, qui peuvent être considérés comme une “superglue moléculaire” — ou un “Lego moléculaire” — pour joindre les molécules. (…)
C’est une réaction extrêmement efficace, et surtout orthogonale à la plupart des autres réactions chimiques — soit pratiquement “invisible” pour les autres groupes fonctionnels et molécules, qui peut être effectuée dans la plupart des milieux, y compris aqueux.»
- La chimie bio-orthogonale est un type particulier de chimie clic, qui ne nécessitent pas de catalyse au cuivre. En effet, pour certaines applications, en particulier biologiques, on ne peut pas utiliser d’ions métalliques en raison de la toxicité des métaux. On la qualifie «de bio-orthogonale« car elle n’interfère pas avec la chimie du vivant. Tom Brown:
«Le travail de Caroly Bertozzi a rendu possible la chimie clic dans les systèmes vivants. Il a permis de visualiser les molécules dans les cellules, l'étude de processus pathologiques et le développement de nouveaux médicaments, y compris des améliorations dans l'administration de médicaments.»
Une anecdote. Barry Sharpless a perdu un œil au cours d’un accident de laboratoire en 1970, lorsqu’il était assistant professeur au MIT. En 2018, il racontait à Chemistry World:
«Je portais toujours consciencieusement mes lunettes de sécurité lorsque je travaillais sur paillasse, mais mon expérience prouve qu’on ne peut jamais être trop prudent. Je me préparais à partir du laboratoire lors de l’accident, j’ai enlevé mes lunettes et mis ma parka, puis en me dirigeant vers la porte, j’ai vu un doctorant en train de sceller un tube à essai.»
Ce dernier avait toutefois mal suivi la procédure: le tube a explosé, et les fragments de verre ont coûté à Barry Sharpless un œil.
Les applications. La chimie clic permet d’atteindre des rendements élevés, avec une forte sélectivité et spécificité — on ne forme que les molécules d’intérêt et très peu de sous-produits — avec des blocs modulaires, ce qui la rend intéressante aussi bien à petite qu’à large échelle. Elle produit ainsi peu de déchets.
Les outils développés en chimie bio-orthogonale, pour leur part, ont notamment permis d’étudier des sucres présents à la surface des cellules, appelés glycanes, et leur intérêt dans le cadre de plusieurs pathologies. Carolyn Bertozzi a notamment travaillé sur un glycane capable de se lier aux ganglions lymphatiques. Cette approche est désormais utilisée dans des essais cliniques sur le cancer. Les glycanes sont aussi impliqués dans la recherche sur Covid-19.
Comme l’expliquait Carolyn Bertozzi à l’occasion de la conférence de presse du comité Nobel:
La chimie bioorthogonale est «un outil puissant pour découvrir de nouvelles biomolécules», et en même temps un outil puissant pour s’assurer que les substances pharmaceutiques actives «vont au bon endroit, dans les bonnes cellules — et pas ailleurs».
Les lauréats des précédentes éditions.
En 2021, Benjamin List et David MacMillan recevaient le prix pour leurs travaux sur l’organocatalyse asymétrique, procédé qui a révolutionné la chimie moderne.
En 2020, Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna étaient récompensées pour avoir développé les ciseaux d’édition génétique Crispr.
En 2019, Stanley Whittingham, John Goodenough et Akira Yoshino avaient été primés pour leurs travaux sur les batteries lithium-ion.
Quelques chiffres. Le prix Nobel existe depuis 1901, avec une interruption pendant les deux guerres mondiales. L’édition 2022 représente la 114e édition du prix Nobel de chimie. Selon les années, de 1 à 3 lauréats se voient récompensés — une source récurrente de critiques, le travail scientifique étant très collectif par nature.
A ce jour, 113 personnes ont reçu la prestigieuse récompense en chimie, dont sept femmes:
Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna en 2020 (Crispr),
Frances Arnold en 2018 (évolution des enzymes),
Ada Yonath en 2009 (structure du ribosome),
Dorothy Hodgin en 1964 (détermination par rayons X de la structure de substances biochimiques),
Irène Joliot-Curie en 1935 (synthèse de nouveaux éléments radioactifs),
et enfin Marie Curie en 1911 (découverte du radium et du polonium).
Retrouvez aussi les autres lauréats des Nobel 2022.
- Lundi 3 octobre, prix Nobel de médecine et physiologie: Svante Pääbo, dont l’équipe a découvert l’homme de Denisova en 2010.
- Mardi 4 octobre, prix Nobel de physique: Alain Aspect, John Clauser et Anton Zeilinger pour leurs expériences sur l’intrication quantique, prélude au développement des technologies quantiques.