Le défi climatique n'est pas un problème de physique, mais de prise de décision

Thierry Courvoisier

L'astrophysicien Thierry Courvoisier est professeur émérite de l'Université de Genève et ancien président de l'Académie suisse des sciences naturelles (2012-2015) et des Académies suisses des sciences. Il a aussi été président de l'European Academies Science Advisory Council (EASAC) jusqu'à 2019.

Il y a assez d’eau, assez d’énergie et probablement assez de matières premières pour faire fonctionner nos sociétés sans avoir recours aux énergies fossiles. Pourtant, notre civilisation voit ses conditions de vie se dégrader face à la crise climatique sous l’effet des vagues de chaleur successives et autres inondations. Ce qui coince? C’est évidemment notre consommation d’énergies fossiles. Dommage, car il existe des alternatives.

La civilisation du pétrole en danger

Brûler du pétrole ou du charbon pour chauffer et se mouvoir est fort pratique car la densité d’énergie du pétrole et du charbon est élevée: on a besoin de peu d’essence, quelques litres à peine, pour faire avancer une voiture d’une tonne sur une centaine de kilomètres. Mais ce faisant, on décompose des molécules aux propriétés chimiques riches — le pétrole est aussi à l’origine de bien des plastiques et autres— et l’un des produits de cette décomposition, le CO2, cause le réchauffement de l’atmosphère.

Ce réchauffement est problématique pour nos sociétés, mais pas pour la planète en général, pas plus que pour la vie. Peut-être l’espèce humaine parviendra-t-elle à s’adapter aux nouvelles conditions avec le temps. Mais les changements des paramètres de l’atmosphère sont tellement rapides que les systèmes physiques et biologiques sont bouleversés. Comme nos civilisations dépendent lourdement de ces systèmes, nos civilisations sont, elles, en réel danger.

Avant de chercher des solutions, il faut comprendre les problèmes de notre époque, afin de ne pas se tromper de cible. Or, les difficultés ne tiennent pas aux lois de la physique, mais bien à nos processus de prise de décision. Le point pour l’eau, l’énergie, et les matières premières.

L’eau n’est pas «dépensée», mais mélangée

On entend souvent dire que nous ne devons pas utiliser trop d’eau. Or, personne n’a jamais «utilisé» d’eau dans ce sens où aucun de nous n’a jamais détruit des molécules d’eau. Toute l’eau qui entre dans notre corps en ressort. De même, l’agriculture n’a jamais détruit d’eau. Lors d’un arrosage, l‘eau est répandue dans le sol, elle s’écoule plus loin, elle est absorbée par des plantes d’où elle s’évapore ou elle s’évapore directement. Mais jamais l’eau n’est détruite: l’eau qui entre dans le processus en ressort. La molécule d’eau est particulièrement stable et ne se laisse que difficilement décomposer en oxygène et hydrogène, ses composants. Cette réaction nous sera utile plus loin.

Il y a sur Terre de grandes quantités d’eau, de beaucoup d’ordres de grandeur supérieurs à ce que nous pourrions mettre à notre profit. Les océans en sont constitués. Comme nous ne détruisons pas d’eau, il n’y a pas de problème d’eau. Mais l’eau des océans est salée, or les animaux — dont notre espèce humaine — et la plupart des plantes sur les continents font circuler de l’eau douce, de l’eau qui n’est mélangée qu’avec très peu d’autres éléments chimiques et en particulier avec très peu de sel.

La difficulté à laquelle nous sommes confrontés est donc de séparer l’eau d’autres éléments, que ce soit le sel de l’eau de mer ou les résidus que l’activité humaine ou le métabolisme animalou humain lui ont mélangés. Il s’agit là d’une question d’ordre et de désordre, d’entropie; il faut séparer les éléments chimiques les uns des autres, remettre de l’ordre d’une certaine manière.

Les lois de la thermodynamique nous ont enseigné que ceci ne peut se faire sans un apport d’énergie. Une méthode simple consiste à chauffer l’eau salée: l’eau s’évapore et le sel reste, la méthode est séculaire et a été utilisée pour commercialiser le sel. Rien ne s’oppose à ce que cette méthode soit aussi exploitée pour garder l’eau. La distillation, du whisky par exemple, utilise la même méthode. L’alcool s’évaporant à des températures plus basses que l’eau, on l’extrait en chauffant le mélange à une température à laquelle l’alcool s’évapore, mais pas l’eau.

L’énergie, ou les différentes formes d’énergies

Lorsqu’on parle des pénuries d’énergie de nos société, on oublie que l’énergie est une grandeur conservée: personne, ni aucune machine, ne produit ni ne consomme de l’énergie. L’énergie est en fait transformée d’une forme en une autre.

Une voiture à essence transforme de l’énergie chimique, contenue dans le carburant, en énergie cinétique, celle qui est associée à la vitesse de la voiture, puis, en freinant, en chaleur. Les animaux fonctionnent sur un modèle similaire, l’énergie chimique des aliments est transformée en mouvements, de l’énergie cinétique, et pour une toute petite part en énergie électrique, nos pensées. Le tout est finalement dissipé en chaleur. Les plantes utilisent, elles, l’énergie du rayonnement solaire pour introduire dans des substances une énergie chimique, celle qui est utilisée ensuite dans le métabolisme animal.

Les formes d’énergie qui intéressent nos sociétés industrialisées sont l’énergie électrique, l’énergie chimique, l’énergie nucléaire, l’énergie potentielle gravitationnelle, l’énergie cinétique et l’énergie des marées.

  • L’énergie chimique, celle qui est contenue dans les aliments et les carburants, provient du soleil. Les plantes ont absorbé une fraction de l’énergie qu’elles reçoivent du soleil et l’ont transformée en molécules que l’on décompose ensuite, soit dans le métabolisme, soit dans un moteur, en molécules différentes qui contiennent moins d’énergie. La différence est utilisée pour vivre, se déplacer ou se chauffer. Les échelles de temps varient, de quelques jours pour faire pousser une salade et la manger à plusieurs millions d’années pour fabriquer pétrole et charbons.

  • Nous utilisons aussi de l’énergie potentielle gravitationnelle quand nous transformons des chutes d’eau en électricité. Toutefois, l’eau a grimpé au sommet de nos montagnes sous l’action du soleil. Elle s’est évaporée des océans, elle est montée à haute altitude et s’est déversée en pluie ou en neige. C’est donc à nouveau le soleil qui est à l’origine de ce cycle.

  • Les éoliennes transforment l’énergie cinétique du vent en électricité. Le vent est mû par des différences de pression dans l’atmosphère, différences qui sont causées par l’ensoleillement. C’est de nouveau le soleil qui est à l’origine de ce cycle.

  • L’énergie nucléaire est, comme l’énergie chimique, l’énergie de liaison des composants, ici des noyaux des atomes. Ces noyaux se décomposent ou se combinent en d’autres noyaux plus liés et libèrent ainsi une énergie que nos centrales et bombes transforment en chaleur et en mouvement.

  • L’énergie des marées est d’une origine toute différente. Les changements de hauteur d’eau et les courants associés sont causés par les mouvements relatifs de la terre, de la lune et du soleil. C’est la rotation de la terre qui ralentit suite à ces mouvements. L’énergie des marées provient donc de l’énergie cinétique de la rotation de la Terre.

Aucune de ces formes d’énergie n’est complètement renouvelable au sens strict du terme, mais cela ne doit pas nous préoccuper, les échelles de temps étant largement supérieures à celles qui sont pertinentes pour notre espèce. Le soleil rayonne de l’énergie nucléaire, il arrivera un jour au terme de son rayonnement d’ici plusieurs milliards d’années. Une fois tous les noyaux dans leur configuration la plus stable (le fer), il n’y a plus possibilité de gagner de la chaleur en les faisant muter. La même remarque s’applique à la géothermie due aux réactions nucléaires dans le noyau de la terre. De même, la rotation de la terre ralentit suite aux marées, mais l’échelle de temps de ce phénomène ne doit pas nous préoccuper non plus.

L’énergie solaire est abondante

Nous recevons 1300 W (Watt, 1 W représentant 1 Joule par seconde) du Soleil sur chaque mètre carré perpendiculaire à son rayonnement. Comme la surface de la Terre n’est pas perpendiculaire au soleil, cela fait un peu moins d’énergie par mètre carré de terrain, mais cela reste colossal.

  • Or, il est possible de dessaler de l’eau de mer en utilisant 13000 joules pour 1 litre d’eau, soit 1 m² exposé au Soleil pendant 10 secondes de plein ensoleillement.

  • Faisons le calcul: imaginons une population qui a besoin de 100 litres d’eau par personne tous les jours. Il faudrait donc 1 m² exposé au Soleil pendant 1000 secondes, soit un quart d’heure.

  • Bien sûr, la conversion de l’énergie d’une forme à une autre ne se fait pas sans pertes. Prenons donc un peu de marge et postulons qu’il faut cinq fois plus d’énergie solaire que ce que l’on souhaite récupérer. Pour 100 litres d’eau, il faudrait donc 1 m² exposé pendant 1h — ou 5 m² exposés pendant 15 minutes.

L’eau mise de côté, les besoins en énergie d’une société moderne sobre, incluant toute l’industrie, sont d’environ 2000 W , soit 173 millions de joules par jour. En comptant 5h d’ensoleillement par jour, le soleil nous fournit 23 millions de joules par jour et par mètre-carré. Il faudrait donc compter environ 8 m² par personne pour satisfaire les besoins de cette population. Ce n’est pas très grand: cela correspond à une petite pièce d’habitation. Là aussi, il faudrait multiplier cette surface par un facteur qui tienne compte des pertes, mais cela ne change pas fondamentalement le résultat.

Ce qui est important, c’est de comprendre des ces ordres de grandeur qu’il y a, dans l’absolu, suffisamment d’eau et d’énergie solaire pour faire fonctionner nos sociétés, leurs industries et leurs agricultures.

Le raisonnement qui précède peut être dans une certaine mesure élargi aux opérations industrielles, par exemple le recyclage des métaux — par exemple le lithium de nos appareils électroniques et des batteries —, qui est théoriquement possible en exploitant l’énergie abondante du Soleil. Ceci n’est certainement pas vrai partout. Le sable est maintenant un matériau rare pour la construction en béton. Par contre, le béton pourrait être remplacé par des matériaux recyclable tels la pierre, le bois et la terre.

Cette analyse est certainement beaucoup trop succincte pour conclure que nous n’avons pas de problème de matières premières, mais elle suggère que les problèmes discutés maintenant ne sont, en principe, pas aussi dramatiques qu’exprimés.

Où sont les solutions ?

Face aux problèmes actuels, il faut chercher l’énergie solaire là où le soleil brille, pour mettre en œuvre le dessalement de l’eau de manière massive et à recycler nos matériaux. Nous savons faire tout ceci: il existe une vaste quantité d’études fournies par la communauté scientifique ces dernières décennies qui détaillent comment approcher chacune de ces questions. Nous savons résoudre, si pas la totalité, du moins une grande partie des difficultés que nous rencontrons.

Pour ne prendre qu’un exemple, l’EASAC (European Academies Science Advisory Council) a publié une étude en 2012 déjà qui montrait comment exploiter l’énergie solaire disponible au sud de la Méditerranée pour faire fonctionner les industries du Nord. Aucun problème majeur n’apparaît dans ces considérations: une partie de la solution réside dans l’utilisation du rayonnement solaire pour séparer l’hydrogène de l’oxygène de l’eau. L’hydrogène peut alors être transporté et recombiné avec de l’oxygène pour, par exemple, utiliser l’énergie ainsi libérée pour produire de l’électricité en ne rejetant que de l’eau. Or rien n’a été entrepris dans ce sens depuis la parution de cette synthèse. La raison de cet immobilisme semble être l’instabilité politique des pays du Maghreb qui empêcherait tout investissement massif.

Le problème ne tient ni aux lois de la physique ni à un manque de connaissances

Nous sommes là au cœur du problème. Il ne tient ni aux lois de la physique, ni à un manque de connaissances, mais à nos processus de décisions. Collectivement, nous décidons de notre avenir à travers des processus politiques et économiques. Cet ensemble d’outils a permis un développement remarquable du bien-être d’une fraction de la population mondiale, en particulier en Occident, depuis deux siècles. Malgré ces succès, ces processus ont mené à des échecs notoires en conduisant aux guerres de XXème et à quelques autres catastrophes humaines. Ces processus mènent maintenant, pour d’obscures raisons historico-psychologiques teintées de luttes de pouvoir géopolitique, à l’orée d’une crise alimentaire mondiale, là encore un échec massif.

Nous connaissons la problématique du réchauffement de l’atmosphère depuis des décennies. On peut même trouver des articles du milieu du XIXème qui font référence à ce phénomène. Malgré cette connaissance, y compris de la marche à suivre pour éviter la catastrophe, nos systèmes de décisions se sont avérés incapables de réagir à temps.

Les moteurs de nos décisions sont l’intérêt personnel, les intérêts partisans et les intérêts nationaux. La théorie voudrait que la somme de ces intérêts représente notre intérêt collectif. De toute évidence, ce n’est pas le cas. Les sociétés moins industrialisées, souvent plus faibles en termes de PIB souffrent par exemple en voyant leur territoire disparaître sous les flots. Et nous tous voyons nos conditions de vie se dégrader sous diverses canicules et autres inondations. On ne peut que constater combien les problèmes de structures de décisions humaines sont plus difficiles à résoudre que les problèmes physiques.

Dans le paradigme actuel, ce n’est que lorsque les puissants de ce monde seront touchés eux-aussi dans leurs intérêts que des actions efficaces seront enfin entreprises, mais vraisemblablement au bénéfice de ces mêmes puissants. Les autres n’auront que leurs larmes pour pleurer. Il est dommage qu’avec la somme de connaissances que nous avons, nous ne soyons pas capables de faire mieux.