L’été passé, je suis retourné au village avec mes propres enfants. Le pare-brise de notre voiture était à peu près immaculé. Autour du lampadaire, à peine une poignée d’insectes volants, en rang bien clairsemés. Singulier…
Le déclin des insectes est une réalité dont nous faisons tous l’expérience. En 2017, des écologues néerlandais ont tiré la sonnette d’alarme en montrant un déclin de la biomasse des insectes de 3% par an depuis les années 80, dans 63 aires naturelles protégées en Allemagne. De nombreuses études ont montré des tendances similaires, dans de multiples régions du globe. Certains rares scientifiques, parfois repris par des politiques à l’ADN anti-écologiste, prétendent le contraire et tentent de polariser le débat sur la réalité de l’écocide en cours. Le déni est à la mode.
Le premier rapport détaillé sur la diversité des insectes en Suisse, dévoilé le 7 septembre 2021 par le Forum biodiversité de l’Académie suisse des sciences naturelles, appuie le constat. Il montre que la diversité et la taille des populations d’insectes ont, comme on s’y attendait, fortement diminué en Suisse, principalement sur le Plateau, mais aussi dans le Jura et les Alpes. Il faut agir vite si l'on veut enrayer cette évolution, conclut le rapport.
J’aime les insectes et je vis ce déclin avec un grand chagrin. Mais pour ceux qui les aiment moins que moi, les insectes sont tout aussi cruciaux. Pour la pollinisation de la grande majorité des fruits et légumes que nous consommons, bien sûr. Mais aussi à tous les niveaux de la régulation des écosystèmes, et en particulier dans les chaines de décomposition, où les arthropodes et autres invertébrés sont les garants d’une remise en circulation des éléments minéraux pour la vie à venir. A titre indicatif, on évalue aujourd’hui la valeur économique directe des services de pollinisation par les insectes, pour la Suisse, entre 205 et 479 millions de francs par an.
Certes, on compense aujourd’hui ce déclin des pollinisateurs par l’installation de ruches d’abeilles mellifères dans les vergers, mais pour combien de temps? Car la mortalité dans les ruchers a également pris l’ascenseur. Et quid des sols, s’ils sont biologiquement morts? Peut-on imaginer une culture 100% hors-sol à l’échelle de la Suisse? Voire du globe? Certainement pas.
Les raisons d’un déclin
Mais revenons aux causes de ce déclin. De nombreux facteurs ont été évoqués, dont les pesticides. Après des décennies de recherches sur l’armement chimique au début du siècle passé, le secteur des pesticides a pris son essor, en créant un nouveau marché permettant la standardisation des cultures. Jusque-là, la diversité dans les champs était de mise, pour éviter qu’une peste spécifique (insecte, champignon ou bactérie) ne ravage la totalité des cultures. Une nouvelle agriculture a donc vu le jour avec l’arrivée des pesticides, à la sortie de la seconde guerre mondiale.
Dans les années 50, peu après les premiers épandages de l’un des organochlorés les plus produits dans le monde, le DDT, on a constaté une mortalité collatérale énorme chez certaines espèces, en particulier les oiseaux. Après plus d’une dizaine d’années de débats, un grand nombre de pays, dont les États-Unis, en ont interdit l’épandage au début des années 70. Les autorités suisses, d’abord réticentes, ont suivi lorsque le Canada et les États-Unis ont commencé à restreindre l'importation de fromage suisse en raison des résidus de DDT. Les organochlorés ont par la suite été remplacés par les pyréthrinoïdes dans les années 80 et les néonicotinoïdes dans les années 2000.
De nombreuses études scientifiques ont évoqué divers facteurs concomitants: la destruction de l'habitat, par l'agriculture intensive, l'urbanisation et l'industrialisation, la pollution lumineuse, le rayonnement électromagnétique, les espèces invasives et le changement climatique sont en effet autant de facteurs délétères pour les populations d’insectes. Toutefois, aucun de ces facteurs n’explique le déclin dans les réserves naturelles allemandes ou dans le village natal de mon père.
Entre 250'000 et 500'000 espèces disparues
Seule une pollution massive, à l’échelle des continents, peut expliquer un déclin généralisé, y compris dans des régions qui n’ont pas vu les modes de vie et les paysages évoluer en quarante ans. En 2017, une étude menée par mes collègues de l’Université de Neuchâtel a montré que 75% des miels du monde entier, collectés sur tous les continents, contiennent au moins un type de néonicotinoïde.
Les néonicotinoïdes représentent la dernière évolution des pesticides, avec un niveau extrême d’efficacité pour bloquer le métabolisme cellulaire des insectes. Non seulement ils se dégradent lentement, mais en plus leurs résidus de dégradation semblent être au moins aussi toxiques que l’original. Leur propension à se disperser loin de leur lieu d’utilisation, à travers l’eau ou l’air, augmente encore leur pouvoir de nuisance sur les populations naturelles. Pour autant, il serait injuste de les pointer du doigt exclusivement. D’autres pesticides, notamment des pyréthroïdes, font encore l’objet d’épandages massifs dans l’agriculture.
On considère aujourd’hui qu’entre 250’000 et 500’000 espèces, dont une majorité d’insectes, ont disparu de la surface de la Terre au cours des dernières décennies, depuis la grande accélération du bouleversement environnemental et climatique dans les années 50-60.
Une occasion manquée
Étant donnée la nature quasi exponentielle de l’accélération, les décisions pour enrayer ce processus doivent être rapides. Nous avons eu la chance, concernant le déclin des insectes, de nous exprimer le 13 juin 2021 sur deux initiatives à propos des pesticides de synthèse, responsables de l’érosion des populations d’arthropodes mais aussi de dérèglements du métabolisme, et de cancers, chez l’homme. Pourtant, plus de 6 Suisses sur 10 ont refusé cette initiative.
Le système démocratique suisse a beau être capable de sursauts rapides, les mentalités ne semblent pas toujours le permettre. Lorsque les sols seront biologiquement morts, ou si appauvris que les processus de décomposition ne permettront plus une mise à disposition des éléments nutritifs pour les plantes en croissance, nous serons pourtant en situation d’urgence absolue.
Le Conseil fédéral, qui a imposé aujourd’hui le certificat Covid-19, imposera demain un quota d’eau ou de production de CO2 dès lors que l’urgence climatique sera à son paroxysme. Des mesures encore plus drastiques pourraient intervenir quand le tsunami de la catastrophe écologique, que nous commençons juste à entrevoir, nous aura submergés.
Nous pourrons alors investir dans des armées de mini-drones pour polliniser nos vergers et peut-être envisager une décomposition physico-chimique de la matière vivante sans invertébrés du sol, mais ceci ne se fera au mieux qu’à faible rendement. Alors que le système terrestre, après 4 milliards et demi d’évolution, nous permet de faire tout cela.
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— Graeme MacKay (@mackaycartoons) September 15, 2020
Ayons donc le courage d’envisager un avenir sans pesticides de synthèse, en prenant les mesures d’accompagnement nécessaires auprès des agriculteurs. Le climat délétère de la campagne de votation du 13 juin dernier, renforcé par les algorithmes des réseaux sociaux, a clivé une partie de la population, ce qui a été très dommageable.
Nous ne voulons pas revivre la même chose, et pour cela, les partis politiques à tendance verte devront s’asseoir à la même table que l’Union Suisse des Paysans pour trouver la meilleure façon de permettre aux agriculteurs de réaliser leur extraordinaire travail, qui bénéficie à l’ensemble de notre société, dans des conditions optimales, aussi bien au niveau écologique qu’économique, et dans le respect de leur santé.
D’autres grands pays d’Europe sont en train d’envisager un futur sans pesticides de synthèse, et la Suisse pourrait être le moteur d’un projet global qui mette fin au déclin de la biodiversité. Cette biodiversité au cœur de la beauté de nos paysages, et qui nous fait tant vibrer, faisons-en un atout, au cœur de notre écologie et de notre économie.