La Suisse et ses médailles Fields: du spectacle plutôt que des maths

Sarah Sermondadaz

La Suisse serait-elle devenue championne du monde de mathématiques? C’est l’impression qui se dégageait de la conférence de presse organisée le 7 juillet 2022 à Cointrin pour cueillir à la sortie de leur avion Maryna Viazovska et Hugo Duminil-Copin, tout juste revenus d'Helsinki. Les deux médaillés Fields – la récompense la plus convoitée en mathématiques –, respectivement affiliés à l’Unige et à l’EPFL, ont endossé le costume d’ambassadeur de leur discipline, entre photos protocolaires, petits fours, congratulations de leurs universités (par les voix réunies du recteur de l’Unige Yves Flückinger et du président de l’EPFL Martin Vetterli), puis félicitations d’usage de conseillers d’Etats (Anne Emery-Torracinta et Frédéric Borloz).

Spectacle partout, mathématiques nulle part

Aucun des notables qui se succèdent à la tribune n’ose toutefois faire davantage qu’effleurer les thèmes de recherche des deux chercheurs. C’est que les mathématiques, ça impressionne, mais ça fait aussi un peu peur au profane. «Même si les gens adorent les Sudokus», s’amuse Hugo Duminil-Copin. Alors, pour ne pas parler de maths, on leur parle d’autre chose. D’excellence bien sûr, mais aussi d’éducation. Même si aucun n’est suisse, on leur demande d’être les role models qui vont inspirer les jeunes générations d’écoliers helvètes. «L’égalité des chances entre hommes et femmes est un enjeu important, d’autant plus que les mathématiques sont une matière ardue, on ne va pas se mentir, avance Frédéric Borloz. Madame, votre parcours va inspirer les jeunes filles de nos écoles.»

En aparté à la fin de la conférence, la mathématicienne ukrainienne nous confiera qu’elle en a assez qu’on lui «demande quel effet ça fait d’être la deuxième femme à avoir remporté la médaille Fields.» A son tour à la tribune, après quelques mots en français, elle poursuit en anglais, remercie sa famille, ses professeurs, ses collègues. A-t-elle vraiment la tête aux festivités, alors que son pays est en guerre, et que ses parents et sa grand-mère ont choisi de rester à Kiev? «D’une façon ou d’une autre, vous apprenez à continuer à fonctionner.»

Comme une ambiance de retour de la Nati

En attendant, voilà les deux chercheurs propulsés au rang de stars des mathématiques. «Pourtant, ma recherche n’a pas changé en trois jours, pas plus que son agenda scientifique», plaisante Hugo Duminil-Copin. Parmi les journalistes présents dans l’assistance, on compte une écrasante majorité de photographes. Cette «starification» des chercheurs sert malgré tout la science, qui «a besoin de la notoriété de ses Nobel, comme le sport a ses célébrités» expliquait en 2019 le prix Nobel de physique suisse Didier Queloz «C’est humain: personne n’arrive à imaginer ou suivre les péripéties de grands groupes en entier, l’astuce consiste à personnifier. De même, quand on veut résumer un pan de la science, il est plus facile de s’identifier à des prix Nobel. A nous, leurs récipiendaires, d’accepter cela.»

Certaines disciplines se prêtent mieux à la communication grand public que la science mathématique, reine de l’abstraction. On en est vite réduit aux métaphores et aux discours sur le style. «Les mathématiques sont un langage utilisé par les autres sciences, mais il faut d’abord savoir écrire de belles choses avec», illustre Hugo Duminil-Copin. Mener des recherches en maths, «ce n’est pas comme écrire un roman, mais ça y ressemble», complète Maryna Viazovska.

Revenons-en à la salle, où règne comme une ambiance de retour victorieux de la Nati au bercail après le match…  à ce détail près que les lauréats sont ukrainienne pour l’une, français pour l’autre. Il existe quelques grands mathématiciens de nationalité suisse, mais le pays a surtout le don — et les moyens — pour attirer les chercheurs étrangers. Stanislav Smirnov, médaille Fields en 2010 et professeur à l’Unige? De nationalité russe, par exemple. «La Suisse peut se payer des médailles Fields au mercato universitaire», résumait avec franchise Alain Valette, professeur à l’Institut de mathématiques de l’Université de Neuchâtel et président de la Société mathématique suisse.

Derrière les maths, la politique scientifique

Mais cette belle machinerie, construite sur la réputation et l’excellence des institutions de recherche helvétiques, nécessite, pour ne pas se gripper, des relations diplomatiques au beau fixe avec les voisins. «Nous récoltons aujourd’hui le fruit des investissements de la Suisse il y a 10 ou 15 ans, et devons continuer à les cultiver pour l’avenir, avec le reste de l’Europe, glissait  le recteur de l’Unige, Yves Flückiger. Et, en guise d'avertissement: «Trois médailles Fields (en comptant le Britannique James Maynard, ndlr) sur quatre ont été attribuées à des institutions qui ne font pas partie, à l’heure actuelle, du programme Horizon Europe.»

Les milieux universitaires suisses sont inquiets depuis le refroidissement des relations entre Berne et Bruxelles, qui ont débouché sur l’exclusion de la Confédération du programme-cadre de recherche européen. Ce sont de précieuses collaborations internationales qui passent désormais sous le nez de la recherche suisse, toute excellente qu’elle soit…  Nul ne peut être champion s’il joue seul à domicile, répètent depuis un an les milieux universitaires. Et l’on craint que, si les positions politiques restent inflexibles sur ce dossier, l’heure ne soit plus aux célébrations de troisième mi-temps dans dix ans, mais à la gueule de bois.