La Suisse, du château d’eau au château de cartes

Julien Pralong

Neutre, intouchable, prospère, telle était la Suisse de mon enfance. Lundi, elle aura 731 ans et plus toutes ses dents. Cette année, l’anniversaire du 1er août sera plombé. Une atmosphère de gueule de bois, sans feux de bois ni d’artifice. Comment en sommes-nous arrivés là?

Les crises successives - sanitaires, climatiques, alimentaires, énergétiques, géopolitiques, économiques - nous ouvrent les yeux sur des fragilités nouvelles de la Suisse, impensables il y a des années. Même l’eau, cette ressource de vie dont on disposait en surabondance, pourrait manquer à l’avenir. 

Nous étions ce château d’eau qu’aucune sécheresse ne pourrait jamais vider. Mais voici que, dans la fournaise de cet été brûlant, les restrictions s’accumulent jour après jour dans nos communes, le débit de nos fleuves majestueux s’effondre, les réserves de nos barrages semblent s’être évaporées, nos forêts brûlent et les hélicoptères quadrillent le ciel pour abreuver le bétail de nos alpages à sec. Comment pourrait-il en être autrement? Ce 25 juillet, il n’y a pas eu un seul centimètre carré de la surface de ce pays où le thermomètre a affiché 0 degré - isotherme à 5184 m, triste nouveau record national.

Château de cartes? Un autre édifice helvétique se découvre vulnérable: la pile électrique de l’Europe. La Suisse se croyait dotée d’énergie infinie grâce à son génie hydroélectrique. Or il nous faut désormais planifier des coupures de courant volontaires pour éviter le black-out. Pas dans 30 ans, mais dès l’hiver qui arrive. Et c’est une autre conviction identitaire qui implose, là où traditionnellement on se gaussait d’acheter aux voisins (surtout la France et l’Italie) de l’électricité bon marché la nuit, pour la revendre plus cher à ces mêmes voisins le jour. 

Des voisins que l’on se plaisait à «tondre» en toute amitié mais qui, lassés de nous voir sans cesse refuser d’épouser pleinement un destin commun, se font avares en gestes bienveillants. Qu’il s’agisse d’approvisionnement énergétique - on nous ignore désormais alors que le pays est la plaque tournante de l’électricité en Europe - ou d’autres domaines centraux, comme la recherche - l’excellence académique et scientifique est pourtant un marqueur de la «suissitude». Quand l’«Alleingang» devient vraiment solitaire.

Des «partenaires» qui hésitent de moins en moins à nous tordre le bras: adieu voie bilatérale, adieu imposition préférentielle pour les multinationales. Mais aussi et surtout adieu secret bancaire, qui a longtemps été une des spécificités (à double tranchant, certes) de la Suisse, et adieu neutralité (la fantasmée, qui n’a jamais vraiment existé), constitutive de l’âme du pays. Et cela dans un contexte politique lui aussi fragile. Sur nos sept conseillers fédéraux en vacances, trois sont éclaboussés par des affaires embarrassantes: Berset et son avion, Amherd et ses avions, Maurer qui fait les boutiques avec un test Covid positif dans la poche.

L’heure n’est toutefois pas à la panique - on vit en Suisse toujours mieux que presque partout ailleurs -, mais à la prise de conscience. Nous ne sommes plus invulnérables. Pas plus aux crises qu’aux catastrophes. C’est l’histoire d’une innocence perdue, comme nous l’écrivions déjà en début d’année en parlant de la pandémie. Nous nous découvrons fragiles et voyons nos repères identitaires s’effacer. Demandez aux pendulaires si les trains arrivent toujours à l’heure. Même Roger Federer ne joue plus au tennis. Et dans un contexte de réchauffement climatique, on ne pourra pas se consoler bien longtemps des performances de nos skieurs…

Le monde change vite, façonné par ces urgences globales qui accélèrent le mouvement. Or c’est avec un système politique lent, formé d’une milice qui se réunit en sessions saisonnières, que la Suisse doit faire face. Elle a pourtant les moyens d’y parvenir, pour autant qu’elle accepte sa nouvelle condition, sans passéisme. C’est tout ce que l’on peut souhaiter à Mamie Helvétie qui, du haut de ses 731 ans, ressemble de moins en moins à la fière effigie de nos pièces de deux francs. En période de canicule et de pandémie, les personnes âgées sont à risque.