Comment en est-on arrivé là. Il y a quelques mois, la rédaction avait déjà perdu son directeur de la rédaction historique, puis sa rédactrice en cheffe adjointe. Ces départs faisaient suite au non-remplacement de deux postes — dont celui de journaliste santé, ô combien essentiel en temps de pandémie. Depuis, se succèdent les remous internes (grèves, motions de défiance), sans que la direction ne bouge d’un pouce.
Les craintes sur la ligne éditoriale. Elles ont débuté en novembre 2020, lorsque les deux journalistes jusqu’alors en charge du site internet de Science et Vie ont été replacés sur le mensuel. Mais quelle ne fut pas la surprise, pour la rédaction, de voir que la production sur le site web du titre avait été reprise… par des chargés de contenus extérieurs à la rédaction.
Quelle est la différence entre un journaliste et un chargé de contenu, me diriez-vous? Les objectifs ne sont pas les mêmes, et ces derniers ne sont pas tenus aux règles de déontologie des journalistes professionnels. Dans les faits, les frontières avec la communication et le marketing sont floues, en témoigne cette offre d’emploi publiée par le groupe il y a quelques mois. Avec d’autres liens de subordination puisqu’il s'agit travailler sur un site différent de celui de la rédaction. Résultat: des publications «catastrophiques», selon les mots de la société des journalistes: plagiats, traductions de communiqué de presse, articles republiés tels quels des années plus tard, énumérait Le Monde. Avec des quiproquos à la clé, puisque certains de ces contenus web ont parfois traité des mêmes sujets que ceux du mensuel suivant, mais avec des informations et surtout des niveaux de nuance différents.
Politique de la terre brûlée. Ces craintes touchent désormais aussi le mensuel: comme la stratégie de Reworld est de ne pas remplacer les départs de journalistes, il ne reste en effet plus qu’un seul rédacteur scientifique titulaire en poste au sein du titre. L’essentiel de la production du mensuel reste toutefois assuré par des journalistes pigistes, souvent des collaborateurs réguliers et expérimentés. Mais aussi compétents soient-ils, ils ne peuvent en assurer le pilotage de l’extérieur, faute de vue d’ensemble… Ces derniers sont donc pris entre le marteau et l’enclume, relate une ancienne collaboratrice qui souhaite rester anonyme.
«La qualité des relectures en souffre déjà… Il est illusoire de penser qu’une ou deux personnes puissent parvenir à maîtriser la production d’un mensuel entier, lui impulser une ligne éditoriale et une direction pour en garantir la qualité. Il faut de l'expertise en interne.»
Comme d’autres de ses collègues, elle aurait préféré que Reworld, suite aux désaccords de l’automne dernier, se sépare du titre plutôt que de le vider de ses journalistes.
«La question que je me pose, c’est pourquoi Reworld tient tant à détruire ce magazine? Il était rentable et disposait d’une base solide d’abonnés. Il offrait jusque-là des conditions de travail permettant de réaliser notre travail d’enquête, ce travail était respecté.»
Un magazine scientifique sans journalistes scientifiques? Ce combat se joue aussi à la base, à travers une question essentielle en France: le mode de rémunération des pigistes, ces journalistes extérieurs à une rédaction. Ils bénéficient normalement d’un statut particulier. Même s’ils travaillent à la commande, ils doivent être payés comme des salariés, sur bulletin de salaire, et non pas sur factures, comme des «freelances». Or, tout est fait, m’explique-t-on, pour pousser les nouveaux pigistes à accepter d’être rémunérés sur facture. Ce qu’il faut comprendre comme une forme plus extrême encore d’externalisation: un renoncement au statut de journaliste.
Dans un entretien donné en février au média spécialisé dans l’univers des médias et de la communication CB News, Pascal Chevalier, fondateur du groupe, disait qu’il fallait «vivre avec son temps» et en finir avec les cartes de presse. Comprendre: avec les journalistes professionnels. Dans le même temps, Reworld sort gagnant de la crise, avec un bénéfice net de plus de 9 millions d’euros pour l’exercice 2020.
Surtout, l’autre question qui se pose, c’est celle de l’utilisation des aides publiques à la presse. Peut-on encore affirmer être un média — et toucher ces subsides — lorsqu’on ne rémunère pas sous le statut de journaliste? Interpellée par la rédaction de Science et Vie, la ministre française de la Culture Roselyne Bachelot a ainsi missionné fin 2020 une enquête à ce sujet. Retardée à cause de l’hospitalisation de la ministre, touchée par le Covid-19, ses conclusions sont attendues dans le courant des prochaines semaines.
Ce qu’en pense la journaliste scientifique. Bien sûr, diront certains, cela ne concerne qu’un seul mensuel. Mais un mensuel qui vend encore près de 200’000 magazines par mois, qui représente une marque historique et une base d’abonnés fidèles. Quel est le message, lorsque l'on privilégie l’annonceur au lecteur? Celui-ci est-il encore prescripteur ou devient-il, comme c’est trop souvent le cas sur le web avec le modèle du tout gratuit, le produit? Et l’information dans tout ça, que devient-elle? Permet-elle encore d’éclairer le monde?
Que faudrait-il faire? Je n’ai pas la réponse à cette question: je ne suis pas entrepreneure, mais journaliste. Ce que je sais, c’est que le modèle en ligne payant tel que celui mis en place par Heidi.news, est une voie difficile, mais ô combien stimulante, car il nous faut vous convaincre, vous, lecteurs, de notre utilité. Mais la pluralité de la presse, de ses plumes et de ses titres, en France comme en Suisse, est ce qui fait sa richesse. Et les menaces qui pèsent sur Science et Vie sont préoccupantes pour toute la profession. A fortiori pendant une pandémie, que les journalistes spécialisés sont pourtant à même de décrypter avec précision et rigueur.