La liberté d’expression scientifique en danger en Suisse?

Thierry Courvoisier et Alex Mauron

Astrophysicien, Thierry Courvoisier est professeur honoraire à l'Université de Genève. Il a été président des académies suisses des sciences. Alex Mauron a été professeur de bioéthique à la Faculté de médecine de l’Université de Genève et fondateur de l'Institut Éthique Histoire Humanités de cette Faculté.

Dans un communiqué du 27 février, la Commission de l’économie du Conseil  national (CER-N) propose «que le public soit informé des mesures prises par le Conseil fédéral dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19 exclusivement par le Conseil fédéral et le Parlement». L’indignation que cette proposition suscite dans de nombreux milieux est justifiée. De fait cela revient à museler la Task Force scientifique Covid-19, qui devrait se limiter dans sa communication publique à fournir des données scientifiques générales, sans s’exprimer ouvertement sur le lien entre les résultats de la science et les mesures envisagées par les autorités pour combattre la  pandémie.

Les autorités fédérales pourraient alors s’arroger le droit exclusif de présenter les mesures décidées, tandis que les experts de la Task Force devraient se taire sur leur validité scientifique.

Cette proposition obscurantiste revient à pervertir le rôle d’experts indépendants. Dans une démocratie libérale, ceux-ci ne sont pas là pour  souffler à l’oreille du pouvoir des arguments dont il pourra se servir de façon discrétionnaire pour justifier ses décisions. Ce qu’on attend des experts, c’est qu’ils analysent en toute indépendance la situation présente, l’avenir  prévisible et la plausibilité des différentes mesures envisageables. Il appartient alors aux autorités de décider souverainement, le cas échéant en faisant état de considérations autres que celles présentées par l’expertise  scientifique.

En tout état de cause, le public a le droit de connaître l’entièreté des arguments scientifiques et des choix qui ont débouché sur les décisions prises. C’est le droit et le devoir des experts scientifiques de les présenter eux-mêmes. Le public ne saurait se contenter d’une version revue et corrigée par les politiques et les groupes de pression.

Le savoir scientifique est une dimension essentielle de la culture et du progrès, il est la méthode la plus efficace d’appréhender le monde qui nous entoure. Ce savoir n’appartient pas aux chercheurs qui le découvrent, il appartient encore moins à ceux qui l’exploitent politiquement, il appartient à la société dans son entier. Il est parfois touffu et controversé quand il émerge. Son partage est alors complexe car il inclut nécessairement les  hésitations et interrogations des experts eux-mêmes. La communication de ce savoir et de ses implications est de la responsabilité de ceux qui le cernent le mieux et de manière aussi libre que possible d’attentes et d’intérêts politiques ou économiques.

L’indépendance de la science et de sa communication est une ressource  essentielle à la construction de nos sociétés, en particulier dans une démocratie dans laquelle tous sont appelés à s’exprimer sur de multiples sujets; plus encore lorsque cette société est confrontée à des circonstances nouvelles, mal prévues et difficilement prévisibles dont les ressorts sont largement inconnus. La rétention du savoir par certains acteurs est toujours dommageable, aussi, et surtout, dans un contexte particulièrement difficile.

Les politiciens de tous bords adorent affirmer que leurs choix sont basés sur  la science. Les scientifiques se demandent parfois si cette profession de foi correspond à la réalité. Il arrive en effet qu’en faisant publiquement état de doutes, ils déplaisent à tel ou tel secteur de la politique ou de l’économie à qui il arrive d’ignorer, voire de déformer, faits et raisonnements. Ceux d’entre nous qui ont été experts dans divers contextes impliquant la politique et l’administration ont l’habitude de ces situations. Dans un régime  de liberté, les rapports entre la politique et l’expertise sont rarement de tout repos. Mais ils doivent être empreints de respect mutuel, y compris lorsque des désaccords de fond se manifestent. La sélection des seuls savoirs en accord avec une ligne politique, voire économique, est toujours  inacceptable.

La proposition de la Commission de l’économie du Conseil national est un précédent déplorable qui doit être contré avec vigueur. Nous sommes  maintenant confrontés à une pandémie difficile à maîtriser, nous serons demain devant d’autres défis complexes, ne serait-ce qu’en matière de climat. Nous avons et nous aurons besoin de tout le savoir disponible et ne devons en aucun cas accepter que ce savoir soit voilé, caché ou exploité par des intérêts particuliers ou des courants politiques spécifiques.