La chasse aux fake news sur le coronavirus s'organise
Cet article est extrait de notre newsletter quotidienne «Sortir de la crise».
Entre complotisme et faux remèdes, l’infodémie, autrement dit la propagation en ligne de fausses nouvelles, a atteint un stade sans précédent avec la crise du coronavirus. Les fact checkers, ces réseaux de journalistes qui vérifient des informations publiées en ligne, ont vu leur activité augmenter de 900% entre janvier et mars, selon une étude du Reuters Institute et de l’Université d’Oxford. Un chiffre qui ne dit toutefois qu’une partie de la réalité.
«L’inflation de fausses nouvelles elle-même est probablement bien supérieure. Le travail des fact checkers est lent et minutieux et les ressources humaines à disposition sont limitées si bien qu’il y a beaucoup de trous dans la raquette», m’explique Chine Labbé. Ancienne de Reuters et de The Economist et prochainement genevoise, la rédactrice en chef Europe de NewsGuard connait la question à fond. Elle a rejoint cette entreprise fondée par deux journalistes à New York en 2018 pour créer un outil technologique destiné à aider les internautes à identifier sinon les fake news au moins les sources douteuses qui les publient.
Étant donné que les technologies de l’information et en particulier les réseaux sociaux sont largement responsables de la diffusion massive de fake news, d’autres technologies peuvent-elles tempérer ce phénomène? «Ça ne suffit pas», répond Chine Labbé. De fait, les géants de l’internet comme Twitter ont d’abord essayé de limiter les fake news, entre autres grâce à des algorithmes. Sans convaincre. Pendant la crise du coronavirus, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, de même que les responsables de Twitter ont dû multiplier les annonces martiales de lutte contre la désinformation. En recrutant massivement des fact checkers et des modérateurs cette fois. Mais même si cela a abouti à un avertissement spectaculaire sur un tweet de Donald Trump, il semble que l’on soit encore loin du compte.
Début avril, les chercheurs du Reuters Institute et de l’Université d’Oxford avaient extrait de la base de données de First Draft, une coalition de dizaines d’organisations de fact checking, 225 nouvelles établies comme fausses après vérification. Or, en dépit que First Draft a été créé en 2015 par le Google News Lab avec l’appui de Twitter et de Facebook, ils ont constaté qu’entre début janvier et fin mars 59% des informations étiquetées fausses dans l’échantillon de First Draft n’avaient pas été éliminées par Twitter, 27% par YouTube et 24% par Facebook.
NewsGuard s’est aussi servi de ses propres données pour évaluer la lutte contre la désinformation par les réseaux sociaux. Sa technologie s’appuie sur des réseaux de fact checkers et ses propres vérifications pour évaluer 4500 sites qui génèrent 95% de l’engagement (partages, likes et commentaires) pour l’actualité en ligne dans les cinq pays où opère l’entreprise (États-Unis, Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni).
Résultat: 32% des sites évalués par NewsGuard diffusent des fausses informations. «L’engagement avec ces sites représente environ 10% de l’engagement total sur les réseaux sociaux, précise Chine Labbé. Cela signifie qu’une interaction sur 10 avec des sites d’information se fait avec des sites qui publient des fakes news.»
Dans le cas du coronavirus, l’entreprise en a identifié environ 250 qui diffusent de manière systématique des fake news. Elle en tient la liste sur une page dédiée. Chine Labbé et ses 40 collègues se sont aussi intéressés au phénomène des super diffuseurs, l’équivalent des influenceurs pour les fake news, soit des individus ou des organisations dont les pages sur Facebook dépassent les 40’000 likes en Europe (100’000 aux États-Unis) et les 20’000 followers sur Twitter (respectivement 100’000).
Après les annonces de Mark Zuckerberg, NewsGuard s’est concentré sur 31 comptes Facebook aux États-Unis suivis par 21 millions de gens et 36 en Europe de l’Ouest (Allemagne, France, Italie) qui atteignent une audience cumulée de 13,5 millions d’internautes. Bien que le caractère fallacieux des informations diffusées par ces comptes ait été largement démontré –du sermon d’un prêtre qui affirme depuis son église de Kinshasa que le virus est une arme biologique (800’000 likes…) à un compte belge qui, sans blague, soutient que le virus a été mis au point par l’Institut Pasteur (275’000 likes…)— seulement trois des 20 fake news identifiées en français, une en allemand et aucune en italien n’étaient accompagnées par Facebook d’un avertissement. Un travail équivalent aux États-Unis montre que 63% des fausses informations sur Covid-19 identifiées par des fact checkers circulent sans aucun avertissement.
Pour faire face à l’avalanche de fausses informations diffusées sur leur plateforme, les géants d’internet devront-ils recruter encore plus de vérificateurs? Peut-être mais cela ne résoudra qu’une partie du problème. «L’une des difficultés c’est que le fact checking n’intervient qu’après la diffusion de la fausse nouvelle. Et, les gens qui lisent la rectification ne sont pas forcément ceux qui avaient lu la fake news», explique Chine Labbé.
Elle remarque aussi qu’après un boom en mars et avril les infox liées au coronavirus ont moins intéressé les internautes à partir de mai. «Toutefois aux États-Unis, les internautes qui sont venus sur les sites diffusant des fausses nouvelles sur le coronavirus ont continué de les suivre avec de la désinformation sur d’autres sujets. C’est moins le cas en Europe.»
Avec un écusson qui fonctionne comme une extension d’un navigateur internet pour afficher en rouge la crédibilité d’un site qui diffuse régulièrement des fausses nouvelles et en vert ceux qui remplissent ses critères, NewsGuard pense avoir trouvé une solution. Elle est payante et forcément critiquée par ceux qui se retrouvent avec une mauvaise note. Elle montre cependant que l’immense entreprise de désinformation qui se développe depuis le milieu de la dernière décennie sur les réseaux sociaux commence à rencontrer des formes innovantes d’opposition avec l’apparition d’autres services comme The Trust Project, Nuzzle ou Credder.