Invasion russe en Ukraine: «L’histoire est instrumentalisée par tout le monde»
Pays frères, pays ennemis? L’invasion de l’Ukraine par la Russie vient couronner deux visions antagonistes du passé. Vu de Kiev, la nation ukrainienne s’est construite en s’émancipant de la tutelle russe. Du côté de Moscou, on s’autorise de l’histoire pour assouvir des visées impériales, en revendiquant le berceau fantasmé de la Rous’ de Kiev. Avec Eric Aunoble, historien spécialiste de l’Ukraine et chargé de cours à l’Université de Genève, plongeons dans les plaies ouvertes du passé.
Heidi.news — En juillet 2021, Vladimir Poutine a signé un texte assez étonnant, intitulé «De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens», qui présente la vision officielle de Moscou sur la question. Hobby inhabituel, pour un chef d’Etat!
Eric Aunoble — N’est-ce pas? Honnêtement, quand le texte est sorti, je l’ai à peine regardé, je n’en voyais pas trop l’enjeu. Rétrospectivement, ça veut dire qu’on était déjà dans une phase de préparation idéologique de la guerre. Poutine y donne un peu la ligne officielle à suivre. C’est impressionnant de voir qu’il y a un «vrai travail»: on s’entend, c’est une enfilade de lieux communs, mais c’est quand même 20 ou 25 pages sur des thèmes historiques. Et Poutine revient encore à l’histoire dans son allocution du 21 février, trois jours avant le début de la guerre, pour délégitimer l’existence d’un Etat ukrainien.
Ce texte va nous servir de fil rouge pour l’historiographie russe officielle. Que dit-il, en substance?
C’est le récit nationaliste impérial russe tel que formé à partir des 17e et 18e siècles: revendiquer pour l’Etat qui s’est constitué autour de la Moscovie l’héritage de la Rous’ de Kiev, un de plus grands Etat du Moyen-âge, dont la capitale était Kiev. L’idée c’est de se placer dans une filiation prestigieuse. Et comme l’extension russe se fait vers l’Est, Sibérie et l’Asie centrale, et l’Ouest, au détriment de la Pologne et vers la mer Noire, il y a aussi une justification de cet expansionnisme en disant que l’Ukraine est déjà une terre russe. Ce qui fait non pas une conquête, mais une récupération.
Peut-on rappeler ce qu’est la Rous’ de Kiev, vue par Moscou comme le berceau du monde russe?
C’est un Etat créé au 9e siècle dont la capitale est Kiev, qui s’étend du lac Ladoga, à la frontière avec la Finlande, jusqu’à la Mer noire et aux confins de la Pologne actuelle. C’est un très grand Etat, pas un Etat centralisé au sens moderne, mais une principauté avec des règles de succession complexes. Il a été fondé par des Vikings (Varègues), qui faisaient commerce entre la Baltique et la Mer noire, avant de s’installer et de s’assimiler aux populations slaves locales. Assez vite il devient un Etat chrétien, rattaché au niveau religieux à l’Empire byzantin. Cela marque le basculement des Slaves de l’est dans le monde chrétien orthodoxe, ce qui est fondateur pour les cultures russes et ukrainiennes.
«C’est comme se demander si Charlemagne est un empereur français ou allemand»
La revendication de l’héritage de la Rous’ de Kiev par la Russie est-elle discutable?
Oui c’est très discutable, parce que la filiation est une lecture rétrospective – pour la Russie comme pour l’Ukraine, d’ailleurs. Se demander si la Rous’ de Kiev est russe ou ukrainienne, c’est comme se demander si Charlemagne est un empereur français ou allemand, alors que ni la France ni l’Allemagne n’existaient à son époque.
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