abo En quoi consistent les travaux de Maryna Viazovska, médaille Fields de mathématiques?

Sphères | fdecomite/Flickr

La mathématicienne ukrainienne Maryna Viazovska, professeure à l’EPFL, est une des lauréates de la médaille Fields 2022 (avant cela, elle était lauréate du prix Latsis 2020). Chaque année, ce prix récompense une ou un jeune scientifique de moins de 40 ans pour la qualité de ces travaux. La mathématicienne, aujourd’hui titulaire de la chaire de théorie analytique des nombres à l’EPFL, a accompli, en 2016, une percée inédite dans la compréhension d’un problème vieux de plusieurs siècles: l’empilement de sphères de même diamètre, de la façon la plus compacte possible dans l’espace.

Par courriel, un lecteur nous demandait d’expliquer en quoi consistent ces travaux. Nous republions notre réponse écrite en septembre 2020.

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La réponse de Sarah Sermondadaz, journaliste scientifique pour Heidi.news. Une personnalité du 16e siècle, Sir Walter Raleigh, a le premier formulé le problème sur lequel s’est penchée Maryna Viazovska. A savoir, comment empiler des boulets de canon sur un navire de la façon la plus efficace possible, en limitant le volume de vide entre les sphères? En 1611, le savant Johannes Kepler formule la conjecture suivante: en trois dimensions, c’est la structure pyramidale qui offre la configuration la plus dense. Cette conjecture a finalement été démontrée en 1998 (et encore, grâce à l’assistance d’un ordinateur pour certains calculs). Mais dans des situations où il y a quatre dimensions ou plus?

Une telle situation n’est certes pas rencontrée dans l’espace physique, on l’on empile, sur les étals des marchés, des oranges, des tomates ou des melons en seulement trois dimensions. Mais des concepts mathématiques où interviennent des espaces à plus de quatre dimensions sont régulièrement utilisés dans le domaine des télécommunications, par exemple afin de corriger les erreurs de transmission du signal. Et c’est là que les travaux de Maryna Viazovska se sont avérés déterminants: en 2016, cette dernière a résolu le problème en dimension huit, puis en dimension 24 avec ses collègues de l’Université Humboldt à Berlin.

D’une dimension à l’autre. Pour le mathématicien, un espace à N dimensions, indépendamment de son existence physique ou non, n’est jamais qu’un objet à étudier. Dans le plan (deux dimensions), un point sera repéré par deux coordonnées (x, y). Dans un espace à trois dimensions, il le sera par trois coordonnées (x, y, z). Et ainsi de suite, en ajoutant autant de coordonnées que de dimensions supplémentaires.

Pour empiler des sphères dans un espace à quatre dimensions, la façon la plus intuitive de procéder est d’entasser dans la dimension supplémentaire plusieurs arrangements tridimensionnels optimaux. Mais les choses se compliquent rapidement: comment s’assurer que cet empilement N-dimensionnel est le plus dense possible?

Dans une chronique écrite pour Le Monde en 2016, le mathématicien français Etienne Ghys, membre de l’Académie des sciences, revenait sur la prouesse de Maryna Viazovska et expliquait:

«En passant dans les dimensions supérieures, les choses se compliquent et on ne sait pas grand-chose. Cependant dans la huitième dimension un miracle géométrique se produit.»


Concrètement, une fois la dimension huit atteinte, cet empilement démontre des propriétés nouvelles, que l’on peut formaliser avec un nouvel objet mathématique: un réseau, noté E8. Or, ce réseau est connu des mathématiciens et des physiciens, car il est parfois mobilisé dans le cadre de théories en physique des particules. Sa particularité? Il peut être décrit par un groupe de symétrie.

Dans le même texte, Etienne Ghys poursuit:

«Le réseau E8 est l’un des plus beaux cristaux qu’on puisse imaginer, mais sa définition est un peu compliquée. La voici quand même: en chaque point dont les huit coordonnées sont toutes des entiers pairs, ou toutes des entiers impairs, et dont la somme est divisible par 4, placez une boule de billard dont le rayon est racine carrée de 2.

Le résultat est magnifique: un empilement de boules tel que chacune en touche exactement 240 autres. Encore plus beau que le diamant: alors que notre hexagone formé par 6 pièces d’un euro est invariant par 6 rotations autour du centre, la figure formée par les 240 boules est invariante par 348’364’800 rotations. Dans ce cristal, les boules recouvrent environ 25% du volume total. Maryna Viazovska montre qu’on ne peut pas faire mieux. […]

Dans la foulée, avec quatre autres collègues, Maryna Viazovska a annoncé un théorème analogue en dimension 24. Cette fois, chaque boule de billard en touche 196’560 autres.»

En dimension 24, on n’a plus un réseau E8, mais un réseau de Leech, d’après le nom de son inventeur John Leech, qui l’a découvert en 1965. Là aussi, il présente de nombreuses symétries qui simplifient son étude.

Pour manipuler ces réseaux, la mathématicienne a recours à la théorie des formes modulaires, un domaine dont elle est spécialiste. Dans un portrait que lui a consacré l’EPFL à l’été 2020, Maryna Viazovska elle-même résumait:

«Ce qui est difficile, c’est que chaque dimension pose des problèmes différents, et la solution optimale dépend beaucoup de la dimension considérée. Je me suis concentrée sur les dimensions 8 et 24 car elles sont spéciales, et offrent des solutions particulièrement élégantes.»

Les applications concrètes. Reste la question incontournable: à quoi cela sert-il? Principalement, à construire des algorithmes permettant de corriger les erreurs dans la transmission d’un signal en télécommunication. Ainsi, le réseau de Leech a notamment été utilisé par l’algorithme de traitement des images des sondes Voyager, qui ont survolé Jupiter et Saturne entre 1979 et 1981.

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Image de Saturne saisie par la sonde Voyager 2 | Nasa

Concrètement, les spécialistes n’ont pas attendu 2016 pour utiliser ces deux réseaux pour concevoir leurs codes correcteurs permettant de traiter le signal. Mais les travaux de Maryna Viazovska ont permis de prouver que ces types d’empilements, en dimensions 8 et 24, étaient bel et bien les plus denses possibles, à plus ou moins 10-30 près. Et de valider, a posteriori, les méthodes déjà utilisées.

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