L'attaque russe contre l'Ukraine a de nouveau mis l'accent sur l'énergie en tant que bien stratégique d'importance géopolitique. Cela peut occasionner des interruptions de l’approvisionnement si l'Union européenne ou la Russie arrêtent ou réduisent leurs échanges, ou si des actes de guerre détruisent les infrastructures.
Aujourd'hui, l'Union européenne et la Russie sont mutuellement dépendantes de l'achat et de la vente de gaz. Il est difficile pour l'une des parties de se libérer complètement de l'autre, du moins cela prendrait du temps. Pour la Russie, le pétrole et le gaz représentent la majeure partie de ses exportations et de ses recettes publiques. Pour l'Union européenne, la Russie joue un rôle majeur pour les importations et la sécurité de l'approvisionnement en gaz. Comme l'Union européenne dépend du gaz russe, la Russie dépend de ces revenus. Et tout ajustement prendra du temps.
Le gaz naturel liquéfié, nouvelle carte à jouer
En termes d'énergies, le tableau est mitigé dans l'Union européenne. En Europe de l'Est, la dépendance a longtemps été asymétrique. Les anciens pays communistes ont toujours craint la dépendance au gaz russe. En Europe de l'Ouest, les approvisionnements sont plus diversifiés et proviennent également des gazoducs norvégiens et algériens et d'autres sources, comme le gaz naturel liquéfié (GNL).
Les effets sur les prix d'une crise du marché du gaz naturel se font toutefois ressentir à travers l'Europe, et en partie au niveau mondial. Les expéditions de GNL relient les prix du gaz européen aux marchés chinois et asiatiques. Environ vingt exportateurs de GNL peuvent désormais atteindre l'Europe. Les Etats-Unis, en particulier, sont passés du statut d'importateur de gaz à celui de premier exportateur mondial de GNL. La crise ukrainienne est venue s'ajouter à un marché mondial de l'énergie généralement tendu et les prix grimpent en flèche.
Punir la Russie sans se tirer une balle dans le pied
Les sanctions occidentales ne changeront probablement pas la campagne d’offensive contre l’Ukraine du président russe Vladimir Poutine et de son élite russe, mais il s’agit des dernières options encore disponibles dans la boîte à outils pour éviter une confrontation militaire directe. Dans le même temps, la dépendance énergétique mutuelle entre l'Union européenne et la Russie peut compliquer les sanctions entre les parties, limitant la marge de manœuvre disponible pour punir sans se tirer une balle dans le pied.
À plus long terme, la situation pourrait changer. Grâce aux économies d'énergie, au déploiement des énergies renouvelables — comme l’éolien et le solaire— et à un intérêt grandissant pour des solutions liées à l'hydrogène et une éventuelle renaissance du nucléaire, l’Union européenne pourrait devenir nettement moins dépendante de l'énergie russe.
Vers un rapprochement sino-russe?
La Russie est, elle aussi, sur la voie de la diversification de son portefeuille d'exportations. La Chine est déjà le premier pays importateur de gaz naturel russe, mais atteindre le même niveau que les exportations russes vers tous les pays de l’Union européenne prendra du temps et nécessite de gros investissements.
Outre les effets bilatéraux, les sanctions ont également des conséquences géopolitiques plus larges. Associées à une guerre commerciale avec la Chine, elles rapprochent la Chine et la Russie, en faisant d’eux des partenaires privilégiés pour les années à venir. Dans le domaine de l'énergie, la production russe et les marchés chinois pourraient être liés par le biais d'entreprises contrôlées par l'Etat. Des accords de type «troc», où la Chine pourrait garantir des compensations en volume pour la Russie à travers des contrats bilatéraux à long terme, peuvent être envisagés. D’autant plus qu’il s’agit d’un type d'accord industriel difficiles à conclure dans l'hémisphère occidental libéral.
L’Arctique et le passage du Nord-Est
L'attention pourrait également se porter sur l'Arctique eurasien et l'éventuelle ouverture toute l’année du passage du Nord-Est — voie maritime qui relie l’Atlantique au Pacifique via le pôle Nord, ndlr. Avec un Grand Nord plus connecté, car doté de voies commerciales, possiblement plus sécurisé, les enjeux géopolitiques seront accrus. Tous les acteurs devront reconsidérer la portée et la force de leurs positions dans l'Arctique. Cela comprend évidemment la Chine, qui s'affirme de plus en plus.
La mer de Barents et la Sibérie du Nord-Ouest disposent de grandes quantités de pétrole et de gaz à expédier vers l'Asie lorsque le Passage du Nord-Est sera ouvert. La joint-venture Yamal LNG, dans laquelle des entreprises chinoises — conformément à l'initiative de la Nouvelle route de la soie polaire — participent à hauteur de 30%, pourrait déjà constituer un pas dans cette direction. La coopération pétro-industrielle entre la Chine et la Russie lie à long terme les relations bilatérales des deux pays dans l'Arctique (et ailleurs), créant des défis géopolitiques pour les Etats-Unis et l'Occident dans les années à venir.
La Norvège, petite souris voisine de l’ours russe
La Norvège, voisine de la Russie, se trouve dans une situation particulière, à la sortie occidentale du Passage du Nord-Est, pas loin de la principale base navale de la Flotte du Nord (la plus puissante des quatre flottes russes, ndlr). La Norvège est aussi le deuxième plus grand producteur de pétrole et de gaz d'Europe derrière la Russie. Celle-ci— qui ne fait pas partie de l’Union européenne, mais qui a adhéré à l’OTAN — est importante en raison de sa situation géostratégique et de sa production énergétique, mais aussi dans l'Arctique, en tant que souris voisine du grand ours russe. Comme la plupart des petits pays, la Norvège est mieux servie par un monde fondé sur des règles pour préserver ses relations internationales.
Il semble probable que dans un monde où les vieilles vérités ne sont plus dignes de confiance, la Norvège s’alignera sur l'Union européenne pour l'environnement arctique et les politiques climatiques. Mais aussi en ce qui concerne la «civilisation» de l'Arctique et les règles de conduite pour les activités économiques, tout en restant fermement attachée à son appartenance à l'OTAN.