Dans le ciel et l'espace, le paradoxe du développement durable

Ignition des moteurs Merlin, utilisés par SpaceX sur la fusée Starship. | SpaceX

Souvenez-vous: l’été dernier, des milliardaires s’envolaient à la frontière de l’espace… et alimentaient la polémique. Empreinte carbone élevée sans intérêt scientifique, place médiatique accordée au détriment d’autres sujets… A l’occasion de la première édition de la Swiss Space Week se tenait le 29 mars à l’EPFL une conférence publique consacrée au développement durable de l’espace. Celle-ci était animée par la Youtubeuse Galactic Chloé, en présence de l’astronaute suisse Claude Nicollier.

C’est que la ligne est fine: la conquête spatiale pollue, mais ses applications servent aussi l’intérêt général. Dans ces conditions, faut-il fermer les yeux — «don’t look up»? Comment améliorer la durabilité des activités spatiales et aéronautiques au sens large?

Pourquoi c’est paradoxal. D’un côté, les satellites d’observation de la Terre prennent en temps réel le pouls de notre planète et sauvent parfois des vies humaines en anticipant par exemple l’approche d’ouragans. De l’autre, chaque vol orbital émet au bas mot plusieurs centaines de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, sans parler des débris spatiaux qui s’accumulent au-dessus de nos têtes, accroissant le risque de collision.

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L’aviation durable, un mirage… nécessaire? Ce n’est pas en parlant d’espace que le premier astronaute suisse, Claude Nicollier, a ouvert le show, mais d’aviation. «Vous savez, j’ai une longue histoire d’amour non seulement avec les étoiles, mais avec toutes les machines volantes», confie-t-il au public.

Avant de défendre les efforts réalisés par l’industrie aérienne pour verdir son empreinte carbone. Car l’aviation se donne jusqu’à 2050 pour atteindre zéro émission nettes à l’aide de carburants synthétiques (SAF) produits sans hydrocarbures:

«Certains jugent cet objectif irréaliste, mais il constitue malgré tout un fort stimulant pour l’industrie.»

L’astronaute cite, à titre d’espoir, le vol inaugural, en octobre 2021, d’un Airbus A319neo alimenté exclusivement par du SAF. Ce vol de trois heures s’inscrivait toutefois dans le cadre d’une étude scientifique, dont les résultats seront dévoilés courant 2022. Il mentionne aussi la construction prochaine d’une usine de SAF par LanzaJet aux Etats-Unis. Des technologies, certes prometteuses, mais qui n’ont pour l’instant pas fait leurs preuves.

L’hydrogène entre promesses et défis. Il rappelle l’exploit accompli en 2015 par l’avion solaire de Solar Impulse et les développements technologiques récents vers l’avion tout électrique. Il concède toutefois que le salut des avions de ligne, gros et lourds, passera plus vraisemblablement par l’hydrogène. Un combustible qui pose, en soi, de nouveaux défis pour l’industrie aérienne. «L’hydrogène ne peut être brûlé dans les moteurs d’avion actuels.» Et de nombreuses adaptations sont nécessaires, illustre Claude Nicollier:

«D’un côté, un kilogramme d’hydrogène contient près de quatre fois plus d’énergie qu’un kilogramme de kérosène… à -252°C. De l’autre côté, un même volume d’hydrogène contiendra trois fois moins d’énergie. Il y a donc un enjeu à pouvoir construire de très gros réservoirs, qui devront être dotés d’une très bonne isolation thermique, et qui vont en plus provoquer de nouveaux problèmes d’aérodynamisme.»

Enfin, le concept d’«hydrogène vert» — soit de l’hydrogène produit non pas à partir d’hydrocarbures (hydrogène gris), mais à partir de sources renouvelables — n’est pas trivial, tant les défis techniques sont grands.

336 tonnes de CO2 par lancement

Ces enjeux de durabilité concernent aussi les fusées spatiales. Celles conçues pour les vols orbitaux fonctionnent encore majoritairement aux hydrocarbures (souvent du kérosène — ou du méthane dans le cas du lanceur Starship de SpaceX) et de l’oxygène liquide.

Des fusées pas si vertes. Concrètement, la consommation des moteurs d’une fusée Falcon 9, pour une seule montée en orbite, correspond à l’émission de 336 tonnes de CO2, avance Claude Nicollier. Soit l’équivalent de l’empreinte carbone d’une grosse centaine de passagers en classe éco sur un vol Genève-New York aller—retour.

Pourtant, les fusées savent déjà exploiter l’hydrogène, avec les moteurs dits «cryogéniques» — en raison des températures extrêmement froides requises pour maintenir l’hydrogène et l’oxygène à l’état liquide. On retrouvait ce type de propulsion sur la navette spatiale américaine (programme interrompu en 2006).

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Décollage d'une navette spatiale, et ses propulseurs d'appoint à carburant solide | Nasa / Domaine public

Claude Nicollier commente:

«Les moteurs cryogéniques, en ne consommant que de l’hydrogène et de l’oxygène, ne libèrent que de l’eau dans l’atmosphère, pas de CO2. Le problème, c’est qu’ils ne fournissent pas une poussée suffisante. La navette spatiale nécessitait ainsi des propulseurs d’appoint à combustibles solides, qui n’étaient pas entièrement verts.

Le New Sheppard, de Blue Origin, se base aussi sur un moteur cryogénique, mais le vaisseau se destine à des vols suborbitaux, le besoin de poussée est moindre.»

La fusée Ariane 5 de l’Agence spatiale européenne s’appuie, elle aussi, sur des moteurs cryogéniques doublés de propulseurs d’appoint à propergol.

L’astronaute salue au passage, en matière de durabilité spatiale, la réutilisation des différents éléments des lanceurs, une pratique dont SpaceX a fait tout un art.

L’espace à double tranchant. Voilà pour le voyage aller: les problèmes continuent en orbite. Car l’espace est désormais victime de son succès. D’anciens satellites restés en orbite se sont entrechoqués au fil des années et ont engendré plus de 34’000 objets de plus de 10cm, autant de nouveaux risques pour les opérations des satellites. En parallèle, les nouveaux lancements se multiplient à un rythme élevé, notamment du fait des «mégaconstellations» comme celle d’Elon Musk, Starlink, qui compte quelque 2000 satellites — et ambitionne d’en contrôler, à terme, 30’000!

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Reste donc le paradoxe: les lancements spatiaux polluent, mais ils sont essentiels, à bien des égards, au bien commun.

Marie-Valentine Florin, directrice exécutive du Centre international pour la gouvernance des risques (IRGC) de l’EPFL, illustre, à l’occasion de la table ronde:

«Il est très difficile de caractériser le risque de collision, car il change tout le temps, en fonction des nouveaux lancements, de la valeur que l’on accorde aux satellites et à leurs services… Cela complique l’analyse des risques.»

L’espace est-il durable? Oui et non, pour les experts présents. Pour Fabien Droz, responsable des activités instrumentation au Centre suisse d'électronique et de microtechnique (CSEM), «le spatial, comme un médicament, comporte aussi bien des bénéfices que des risques». Claude Nicollier se montre optimiste et résolument confiant en l’innovation: «Actuellement, l’espace n’est pas durable. Mais il pourra le devenir, comme l’aviation.»

Marie-Valentine Florin est plus nuancée: «L’espace est comme une autoroute, où le risque d’accident s’accroît quand sa fréquentation augmente, et où l’on sera tenté, face aux embouteillages, de construire une troisième voie.»

Elle ajoute:

«On voit souvent l’espace comme une ressource infinie, mais il y a une prise de conscience grandissante que l’espace utilisable autour de la planète n’est pas infini.»

Voir aussi: Les space milliardaires vont-ils vraiment dans l’espace?

Et les touristes de l’espace, tant médiatisés l’an dernier? Claude Nicollier balaye: «La vraie saveur d’un séjour dans l’espace, c’est d’y passer plusieurs jours.» Pour Marie-Valentine Florin, «il s’agit presque d’un problème éthique, qui revient à la question de savoir ce que font les riches de leur argent, et qui relève de la responsabilité personnelle».

La militarisation de l’espace. C’est sur la question — d’actualité— de la militarisation de l’espace que se conclut la soirée. «Sans la dimension militaire, on ne serait peut-être pas allé dans l’espace aussi vite», rappelle Fabien Droz, évoquant l’époque de la guerre des étoiles entre la Russie et les Etats-Unis. Reste que celle-ci peut aussi changer l’analyse des risques, rappelle Marie-Valentine Florin:

«Les acteurs spatiaux n’ont souvent pas intérêts à prendre des risques inconsidérés, qui pourraient les menacer eux-mêmes. Mais certains peuvent avoir des comportements irresponsables, comme on l’a vu récemment avec le test d’une arme antisatellitaire (comme la Russie fin 2021, ndlr.).»

C’est donc la dimension de la dissuasion militaire qui s’invite jusqu’à l’espace. Fabien Droz donne un autre exemple: celle de la destruction par la Chine d’un de ses satellites en 2007, alors que seuls la Russie et les Etats-Unis avaient jusque-là démontré cette capacité — depuis rejoints par l’Inde en 2019. «Démonstration de force ou fin programmée des opérations, chacun y verra le message qu’il souhaite.»

Heidi.news est partenaire de l’Académie suisse des sciences techniques (SATW), qui organisait la Swiss Space Week.