Comment les peuples lacustres sont devenus un mythe en Suisse

Le village sur pilotis de Gletterens sur les rives du Lac de Neuchâtel. | Wikimedia / Roland Zumbuehl

Cet article a été initialement publié en allemand par notre partenaire éditorial Higgs.ch.

Que sait-on des cités lacustres, ces traces de peuplements préhistoriques au bord des lacs suisses? Depuis leur découverte, la science a levé le voile sur quelques quiproquos: ces peuplements n’étaient par exemple pas spécifiques à Suisse…

Pourquoi on en parle. Ces vestiges préhistoriques font partie du patrimoine mondial de l’Unesco. Mais surtout, ces cités lacustres sont rapidement devenues un mythe fondateur de l’identité suisse. Elles ont en effet été découvertes peu après la fondation de la Confédération helvétique en 1848.

La découverte. La découverte des cités lacustres en Suisse remonte à l’année 1854.

  • Cette année-là, l’hiver est froid et sec et le niveau du lac de Zurich particulièrement bas.

  • A Meilen, des travailleurs occupés à la construction d’une digue découvrent alors des objets insolites au fond du lac: assemblage de pierre, de céramique, ou de bois de cerfs, entre des pilotis.

  • Le directeur de la Société des antiquaires de Zurich, Ferdinand Keller, les identifie alors comme les vestiges d’habitations, antérieures à l’époque romaine.

C’est l’acte de naissance de la recherche préhistorique suisse – et probablement l'origine d'un mythe qui continue d’exister, même à l’époque actuelle.

Marc-Antoine Kaeser, professeur titulaire de Préhistoire à l’Université de Neuchâtel et directeur du Laténium, explique:

«C’est en pionner que Ferdinand Keller a attribué ces objets à un peuplement préhistorique.»

Par la suite, on découvrit des traces de peuplements près d’autres lacs, qui furent étudiés par les chercheurs et naturalistes de l’époque.

Par exemple, dans le lac de Bienne, au moment de la correction des eaux du Jura en 1868, lorsque le niveau de l’eau était au plus bas. À l’époque, on n’imaginait pas que ces découvertes se rattachent à une culture homogène et unique, mais plutôt à une époque très large, couvrant près de 3500 ans: elle s’étend de l’âge de pierre (Néolithique) et s’étend jusqu’à l’âge de bronze, environ 800 ans avant notre ère.

L’instrumentalisation politique. Dans les pays voisins, plusieurs découvertes de ce type d’habitation lacustre ont aussi eu lieu à cette époque. Mais en Suisse, elles furent particulièrement nombreuses, et particulièrement idéalisées.

En 1847, catholiques et radicaux viennent de s’affronter lors de la guerre du Sonderbund, qui a abouti, l’année suivante à la fondation de l’État fédéral suisse. Les habitants des cités lacustres, qui passaient pour travailleurs et pacifiques, ont ainsi servi d’ancêtres communs pour assoir l’identité du jeune État fédéral suisse.

D’après Marc-Antoine Kaeser, ces habitants du Plateau suisse incarnaient mieux la modernité que les montagnards, conservateurs, qui s’étaient tenus du côté des perdants lors de la guerre du Sonderbund.

La fièvre archéologique. À la suite de la découverte de Meilen en 1854, une véritable fièvre lacustre s’empara de la suisse. Les trouvailles du fond du lac se révélèrent être une précieuse monnaie d’échange. Des pêcheurs se mirent à troquer leurs filets de pêche contre des pinces pour fouiller le fond du lac, et en remonter des objets préhistoriques qui se revendaient à l’étranger jusqu’en Russie et au Brésil.

La demande était telle que des artisans se mirent même à produire des faux, écrit Marc-Antoine Kaeser en 2004, dans un essai publié dans le Meilen Heimatsbuch. Les autorités ont rapidement mis un terme à ce commerce parallèle: les faussaires ont été poursuivis et les cantons ont donné un encadrement législatif aux fouilles archéologiques.

Le problème de représentation. D’après les recherches archéologiques actuelles, le mythe des habitations lacustres a pourtant généré un autre dommage collatéral: il a véhiculé une image faussée des cités lacustres.

  • À commencer par le fait que les habitants des cités sur pilotis n’ont pas construit leurs colonies sur de grandes plateformes au-dessus des lacs: ils ont construit leurs habitations sur les rives. Aujourd’hui, on parlerait plutôt de site littoral.

  • Lorsque le niveau du lac a pu baisser, en raison d'un changement de climat, les habitants ont enfoncé leurs pieux dans le sol humide, sur la surface gagnée. Si l’eau remontait, ils abandonnaient leurs habitations.

  • Aujourd’hui, on sait également que les colonies sur le bord des lacs n’étaient pas fondamentalement différentes de celles qui s’étaient installées au cœur du pays. C’est ce qu’indique l’encyclopédie historique de la Suisse qui réunit les dernières découvertes scientifiques sur ce sujet dans une série d’articles.

  • En revanche, la conservation des matériaux a pu différer d’un site à l’autre. Les poutres en bois des maisons ainsi que la vannerie et les textiles étaient tout simplement bien mieux conservés dans le lit du lac et dans les marais qu'à l'intérieur des terres.

Pour Marc-Antoine Kaeser, il est erroné de parler de «culture lacustre»:

«Imaginez qu’il y ait aujourd’hui une immense catastrophe, et que seuls les appartements à partir du troisième étage soient épargnés. Parler d’une culture du troisième étage n’aurait aucun sens.»

Autrement dit, les personnes qui construisaient des maisons sur pilotis ne se distinguaient pas culturellement d’un autre habitant de l’âge de pierre ou de bronze.

La parabole de la mondialisation. Aujourd’hui encore, le mythe des cités lacustres continue d’exister. Marc-Antoine Kaeser:

«Les critiques de la mondialisation se représentent les habitants des lacs comme autonomes, vivants dans des communautés indépendantes. Ce n’était pas le cas.»

Lors d’une fouille à Zurich dans la Mozartstrasse, on a découvert une perle d’ambre, qui, selon les chercheurs proviendrait de la Baltique. Le sertissage de la pierre était typique du sud de l’Angleterre. Pour le professeur, cela montre que:

«même à l’âge de bronze, les hommes étaient connectés même sur de très longues distances.»

Traduit et adapté de l’allemand par Dorothée Fraleux et Sarah Sermondadaz