Rea Lehner — Nous installons jusqu’à 64 électrodes sur la tête de notre pilote (qui est tétraplégique, ndlr). Chacune de ces électrodes individuelle est reliée par câble à un ordinateur. Avec tous ces petits capteurs, nous mesurons l’activité cérébrale, ce qu’on appelle une électroencéphalographie. Au début de l’expérience, les signaux sont très confus. Mais nous utilisons alors des algorithmes pour distinguer les quatre commandes de déplacement, à savoir: vers la droite, vers la gauche, tout droit, et enfin allumer les phares.
Concrètement, à quoi doit penser le pilote? Doit-il se voir poser son pied sur l’accélérateur et appuyer, ou empoigner et faire tourner son volant?
Pas tout à fait. S’il veut tourner à gauche, il faut qu’il imagine qu’il ouvre et ferme son poing gauche. Pour un virage à droite, il doit s’imaginer le même mouvement de l’autre côté. S’il veut avancer tout droit, il faut qu’il se détende. Enfin pour les phares, il doit penser à bouger ses pieds.
Votre pilote n’a donc pas besoin de vraiment savoir conduire.
Tout à fait. Il doit tout simplement être capable de bien se représenter ces quatre mouvements précis. Nous les avons choisis en connaissance de cause, parce qu’ils déclenchent des signaux électriques très différents dans le cerveau. Dans le cortex moteur, là où le cerveau code nos mouvements, ils sont localisés à des endroits différents. On peut alors établir des modèles spécifiques pour mesurer chaque mouvement. L’important est que le pilote supprime tout autre mouvement parasite au niveau de la tête. Chaque clignement des yeux, chaque serrement de dents perturbe le signal.
Pourquoi doit-il penser à des mouvements, et non pas à des objets ou des émotions?
Contrôler une voiture avec des émotions n’est probablement pas possible. Les émotions aussi déclenchent des impulsions électriques, mais beaucoup plus profondément dans le cerveau. Nous ne pouvons les atteindre pour les mesurer avec notre méthode. Le cortex moteur au contraire, est situé à la surface du crâne et nous pouvons facilement mesurer son activité à l’aide d’électrodes.
Pour y parvenir, le pilote revêt une capuche entièrement câblée… Est-ce qu’une puce, directement sous le cuir chevelu ne serait pas plus efficace?
Absolument, et c’est exactement ce sur quoi travaille, par exemple, Elon Musk. C’est très simple: plus les mesures sont proches du cerveau, plus le signal électrique est fort, et mieux on peut le déchiffrer avec nos algorithmes. Le problème est qu’il faudrait ouvrir le crâne, et que cela reste invasif et risqué. Certains patients ont déjà, pour des raisons thérapeutiques, des électrodes dans le cerveau. Dans de tels cas, il est défendable éthiquement de procéder avec eux à des mesures supplémentaires. Mais implanter une puce à des personnes en bonne santé à des fins purement scientifiques serait difficilement justifiable aujourd’hui.
Quelles applications ce système pourrait avoir dans la vie quotidienne?
Pour l’instant, je ne peux pas encore imaginer ce système au quotidien, sauf peut-être dans le secteur du jeu vidéo. Le jeu, c'est avant tout une question de rapidité de réaction. Lire les commandes directement à partir des ondes cérébrales serait plus rapide que devoir actionner une manette. Mais ce sont les personnes en situation de handicap physique qui en ont le plus grand besoin. Comme notre pilote Samuel Kunz, qui est tétraplégique. Nous espérons que les gens comme lui pourront contrôler un ordinateur ou leur fauteuil roulant par la pensée. Mais c’est encore un rêve pour l’instant. Nous sommes encore loin d’applications aussi concrètes dans la vie des personnes concernées.
Pourquoi?
La technologie que nous utilisons demande beaucoup de préparation. Il faut passer du gel sur la tête de la personne, enfiler la capuche correctement câblée, ce qui prend au moins 20 minutes… Pour un usage quotidien, il faudrait simplifier la procédure. Il faudrait de vrais progrès technologiques sur l’aspect matériel. Et les logiciels aussi trouvent vite leurs limites en situation réelle. Regarder un écran dans des conditions de laboratoire pour contrôler un jeu est très différent de conduire un fauteuil roulant dans une ville, en plein milieu du trafic. À l’extérieur, les sens affectent constamment le cerveau. Le signal spécifique que nous souhaitons mesurer se mélange à beaucoup d’autres. Et filtrer ce signal parmi le bruit n’est actuellement pas possible.
D’autant plus qu’à l’extérieur, l’erreur n’est pas permise.
Exactement. Notre taux de réussite est actuellement inférieur à 80%. Il est donc encore trop risqué d’utiliser notre dispositif sur le terrain. Pour l'utiliser correctement, 99% des commandes doivent être lues correctement.
Dans le monde entier, des équipes de recherches travaillent sur les interfaces cerveau-machine. Comment évaluez-vous vos résultats au Cybathlon?
C’est difficile à dire. Seuls les tétraplégiques sont autorisés à participer, et leur degré de handicap varie beaucoup. Le vainqueur des sélections de Graz, où nous ne participions pas, était capable d’applaudir des deux mains. Notre pilote, au contraire, ne peut quasiment plus bouger les bras. En comparaison avec les autres pilotes, il est probablement celui dont le handicap est le plus lourd. Nous n’en sommes pas encore sûrs à 100%, mais nous pensons que plus le handicap est lourd, plus les commandes sont dures à lire. Lorsque l’on bouge ses bras et ses jambes, notre cerveau reçoit un feedback sensoriel permanent. Notre pilote n’en a pas eu depuis presque six ans. Le cerveau se modifie. Les zones actives lorsqu’il essaye de bouger ses mains ou ses pieds peuvent avoir diminué. (ndlr: Samuel Kunz est arrivé 4ᵉ sur 7 au Cybathlon, les 13 et 14 novembre 2020.)
Quelle est l’importance de cette compétition pour vos recherches?
Le Cybathlon nous donne la chance de travailler pendant longtemps et étroitement avec un patient. Lorsque nous menons des études avec des tétraplégiques, il se peut que nous ne les voyons qu’une seule fois. Avec notre pilote, nous nous entraînons environ trois heures par semaine depuis un an et demi. Toutes les semaines, nous récoltons beaucoup de données. C’est un vrai terrain de jeu pour les chercheurs en informatique de l’équipe. Ils peuvent comparer l’effet de différents algorithmes, suivre et améliorer leurs performances au fil du temps.
Pour nous, cette compétition est aussi une belle opportunité pour faire connaître notre travail. Et de nous mesurer aux autres équipes de recherches. C’est très motivant pour nos équipes et aussi pour notre pilote. Avant, notre pilote était très sportif. Depuis qu’il ne peut pratiquement plus bouger, il ne peut plus participer à une autre compétition que le Cybathlon. Il rêve de pouvoir un jour contrôler un jeu vidéo avec son cerveau. Mais nous en sommes malheureusement encore loin.