D’autres soutenaient qu’on ne voit rien, mais différentes sortes de «rien»: du noir, du gris, parfois du blanc, ou même rien du tout... La question n’est à ce jour pas résolue, mais en gros, ce qu’on «voit» les yeux fermés dépend des gens et des circonstances.
Voilà une conclusion qui ne plaît en général pas aux scientifiques. En neurosciences, par exemple, on cherche à expliquer comment fonctionne le cerveau, et pendant longtemps, cette approche a permis d’enrichir nos connaissances sur son anatomie, ses fonctions et ses pathologies. Bien sûr, tout le monde est différent, mais à force de recoupements, de moyennes et de régressions, on parvient à déterminer en quoi consiste le cerveau moyen.
De fait, on a même tout fait pour ne pas trop s’éloigner de ce modèle idéalisé: la quasi-totalité des études ont ainsi été menées sur des jeunes hommes droitiers, occidentaux et éduqués.
On pensait ainsi s’épargner les complications fâcheuses que ne manqueraient pas de produire des échantillons trop hétérogènes. Mais, ce faisant, on réduisait évidemment «le» cerveau à celui d’une portion franchement minoritaire de la population humaine.
Quand les neurosciences ouvrent le spectre
La discipline en appelle aujourd’hui à une approche plus inclusive, embrassant la notion de diversité. Non comme un écueil méthodologique, mais comme un principe directeur. Il se trouve que le cerveau des gauchers, des femmes, des minorités, des classes défavorisées et des personnes issues d’autres cultures a tout de même des choses à nous apprendre. Et qu’ils sont tout autant concernés par les applications en médecine, dans l’éducation, les technologies ou la politique.
Ce progrès, considérable et dans l’air du temps, ne devrait pas s’arrêter en si bon chemin.
Lire aussi: Steve Silberman: «Les personnes autistes n'ont pas besoin d’être soignées, mais soutenues»
En effet, la diversité n’est pas toujours visible, et n’a souvent rien d’évident. Reprenons notre exercice: fermez les yeux, puis bougez votre main devant votre visage. Percevez-vous du mouvement? Si oui, vous êtes sujet à l’«illusion du spéléologue». Des études contrôlées ont montré que ce phénomène touche environ la moitié des gens, mais 100% des personnes douées de synesthésie – celles qui voient les notes de musique en couleur, «goûtent» les lettres, ou encore entendent» les mouvements…
Des singularités que l’on prenait comme des lubies ou de pittoresques anomalies apparaissent aujourd’hui comme des expressions légitimes et normales de la diversité humaine. Certaines sont restées masquées par simple ignorance. Dans une étude, tous ceux qui voyaient du noir en fermant les yeux croyaient qu’il en allait de même pour tout le monde, et aucun de ceux qui voyaient des formes ne pensait qu’il puisse en aller différemment chez autrui.
Le cerveau, cette cour des miracles
Toujours plus étrange, les chercheurs s’intéressent depuis quelques années à des franges atypiques de la population:
les «aphantasiques» (jusqu’à 4% de la population), qui ne peuvent «visualiser» quoi que ce soit dans leur tête,
les «endophasiques», qui ont une «petite voix intérieure»,
les «hyperthymésiques» qui vous disent immédiatement ce qu’ils portaient et le temps qu’il faisait le 4 avril 2003,
les «super-reconnaisseurs», qui ont des capacités de reconnaissance faciale hors du commun,
ou au contraire les «prosopagnosiques congénitaux», incapables de reconnaître le moindre visage.
Il reste quantité d’autres curiosités cognitives qu’on commence seulement à découvrir.
Donc non, la diversité n’est pas un vain mot. En neurosciences, elle permet de développer de nouvelles hypothèses, de mettre à l’épreuve les théories existantes, de sortir d’une vision pathologisante des différences, et nous force à prendre en compte le type d’environnement qui permet au mieux de l’exprimer et d’en révéler les nuances.
Il est temps d’en finir avec le cerveau, et d’embrasser la richesse, et même l’étrangeté, des multiples manières de se représenter et d’interpréter le monde. Sans cela, on risque d’avancer... les yeux fermés.