Un faux compte Twitter certifié piège un labo pour dénoncer le prix de l'insuline – à raison?
Depuis l'arrivée d'Elon Musk, les usurpations d'identité pullulent sur Twitter. Mais celle du laboratoire Eli Lilly semble être un geste politique.
Effet papillon au pays de l’oiseau bleu. Le 10 novembre, un compte Twitter a usurpé l’identité du laboratoire pharmaceutique Eli Lilly pour annoncer la gratuité de l’insuline. Une opération à 8 dollars — le prix d’un badge de certification à l’ère Elon Musk — qui a déplacé des milliards en bourse. L’action de l’entreprise a plongé de 5-6% au Nasdaq et quatre jours plus tard, elle n’a toujours pas retrouvé son niveau d’avant le tweet fatal, malgré un ferme démenti du labo
We apologize to those who have been served a misleading message from a fake Lilly account. Our official Twitter account is @LillyPad.
— Eli Lilly and Company (@LillyPad) November 10, 2022
Depuis qu'Elon Musk est au commandes, les faux profils «vérifiés» se multiplient sur Twitter, parfois par opportunité financière, parfois par satire ou par humour. Mais ici, le geste pourrait bien être hautement politique. Car le diabète, et en particulier la production et vente d’insuline, est un marché non négligeable pour l’industrie pharmaceutique.
Pour justifier des marges importantes, les pharma multiplient les innovations. En début de semaine, Eli Lilly annonçait le déploiement dans les cliniques américaines d’une nouvelle plateforme de gestion personnalisée du diabète, qui combine des stylos à insuline, un bouton doseur et une application mobile connectés en Bluetooth. Un dispositif récemment approuvé en Europe et aux Etats-Unis, qui montre la puissance de l’innovation dans ce secteur.
Mais l’insuline est aussi une molécule de première nécessité pour des millions de personnes dans le monde. Toutes n’y ont pas accès, en raison notamment d’un prix élevé. Alors, ce tweet: mauvaise blague ou geste politique bien senti? Nous en avons discuté avec le Dr David Beran, spécialiste de santé publique et chercheur sur ces questions à l’Université de Genève.
Heidi.news – Quelle est votre première réaction face à cet épisode?
David Beran – Dans un premier temps ça m’a fait rire, et puis ça montre que des personnes s’intéressent à cette problématique. De l’autre côté, quand on voit qu’une «fake news» peut avoir un tel impact sur la valeur d’une entreprise, on comprend mieux l’influence des marchés boursiers sur les décisions que prennent ces sociétés. Et puis j’ai aussi un brin d’inquiétude. On avait déjà peur des fake news en santé sur Twitter mais là on passe à un autre niveau: si n’importe qui peut créer un compte au nom d’un laboratoire ou d’une agence sanitaire, qui sait ce qui pourrait se passer?
Eli Lilly a perdu des milliards en capitalisation boursière à la suite de cette fausse annonce. L’insuline, ça pèse tant que ça pour ce géant pharmaceutique américain?
Si on regarde au niveau mondial, il y a trois société qui contrôlent plus de 90% du marché de l’insuline en termes de volume et de valeur: Eli Lilly aux Etats-Unis, Novo Nordisk au Danemark, et Sanofi en France (qui produit en Allemagne). C’est un marché de 20 milliards de dollars par an dominé par trois multinationales. Donc oui, l’enjeu est fort. Dans le monde, on a un demi-milliard de personnes atteintes de diabète. La majorité ont un diabète de type 2, où l’insuline peut jouer un rôle dans la prise en charge (en dernière ligne, ndlr.). Mais on a 9 millions de personnes atteintes de diabète de type 1 (auto-immun et souvent diagnostiqué dès l’enfance, ndlr.), pour qui l’accès à l’insuline est une question de vie ou de mort.
Un marché dominé par trois acteurs
Le diabète, et en particulier la production et vente d’insuline, est un marché non négligeable pour l’industrie pharmaceutique. Eli Lilly tire 5 milliards de dollars par an de la seule insuline, soit 20% de son chiffre d’affaires global, et plus du double pour l’ensemble de la diabétologie (pompes, tests, autres médicaments…). C’est 9 milliards pour le laboratoire danois Novo Nordisk (45% de son chiffre d’affaires), leader du marché, et 6 milliards pour le géant français Sanofi (13%).
Source: The insulin market reaches 100, Diabetologia, 2022 (chiffres en date de 2020).
Il existe une critique évidente derrière le faux tweet, qu’on pourrait résumer ainsi: les pharma se gavent sur l’insuline. C’est le cas?
On a estimé le coût de fabrication pour deux types d’insuline (humaine et analogue), en incluant une marge bénéficiaire modeste pour les fabricants. Pour l’insuline humaine on est entre 2,30 et 3,40 dollars par flacon. Pour l’analogue on est entre 3,70 et 17,50 dollars. Si on compare avec les prix pratiqués sur le marché, il y a clairement une marge bénéficiaire tout à fait conséquente. En Suisse par exemple on est au-delà du double du prix de fabrication pour les insulines analogues, et presque à 10 fois pour l’insuline humaine! C’est clair que la marge est énorme.
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