Tamara Pellegrini: «Si je ne donne pas une voix aux patients invisibles, qui le fera?»

Tamara Pellegrini, 30 ans, pose au Café du Marché à Carouge. | Heidi.news / LM

C’était le 3 juin 2020. Tamara Pellegrini a bu un verre, grignoté quelques tapas. Quand elle est descendue du bateau-lavoir, à Genève, ses pieds ont touché le sol, mais sa tête n’a jamais réapprivoisé la terre ferme. Depuis bientôt deux ans, Tamara Pellegrini tangue. Un syndrome rare, sur lequel les médecins ont fini par mettre un nom: le mal de débarquement. La fatigue, les céphalées, les nausées et une hypersensibilité ont éclipsé sa vie d’avant. Le fardeau est constant, mais invisible.

La voix des autres. Son nouveau quotidien, Tamara Pellegrini l’a transformé en combat. Au nom de tous ceux qui affrontent une maladie que l’on ne voit pas et que la société ignore. De plateaux télé en post Instagram, de livre en podcast, cette éducatrice spécialisée de formation continue à faire ce qu’elle faisait déjà lorsqu’elle travaillait avec des personnes en situation de handicap: briser les tabous, quoi qu’il en coûte. Le samedi 2 avril, elle participera à une table ronde organisée dans le cadre du Festival Histoire et Cité avec une mission, rendre visible les maux invisibles.

Une immobilité qui tue à petit feu

Tamara Pellegrini a choisi la table du coin, au fond à droite. A l’abri des conversations. Quand le son monte et que son cerveau lui fait croire que les murs du Café du marché commencent à tourner, son regard glisse dans le gris du ciel qui couvre la Place du marché, à Carouge. Une respiration, un mot après l’autre. «Je tangue en permanence. La sensation ne s’arrête jamais, elle change seulement d’intensité», explique d’entrée la tout juste trentenaire avec un sourire bienveillant, qui ne la quittera jamais durant la rencontre.

«Mes symptômes disparaissent uniquement quand je suis en voiture ou en train, propulsée dans un mouvement en avant. Mais ce n’est pas la solution, car lorsque je descends, la maladie empire.»

Le mal dont souffre la jeune femme est peu connu et mal compris. Nombreuses sont les personnes qui, un jour, ont ressenti le mal de terre, une sensation de mouvement erronée, après avoir passé plusieurs jours en bateau, par exemple. Seulement, chez les patients qui souffrent du mal de débarquement, les symptômes persistent, indéfiniment.

La vie de Tamara Pellegrini, elle, a basculé du jour au lendemain. «J’étais allée boire un verre avec trois copines au bateau-lavoir en juin 2020. Quand je suis descendue, ma vie a changé», détaille-t-elle.

Très vite, la jeune femme s’inquiète de la persistance de la sensation de tournis et des nausées. Sans attendre, elle se rend chez son généraliste. Ce dernier ne trouve rien et l’envoie à l’hôpital cantonal. Aux HUG, Tamara Pellegrini subit de nombreux examens — sérologies et IRM. Mais rien n’y fait, les résultats ne révèlent aucune anomalie. Pourtant, le mal est bien réel. Tamara Pellegrini le décrit ainsi:

«J’ai une fatigue chronique immense, peu importe mes heures de sommeil, alors qu’avant, je me rangeais plutôt dans la catégorie "hyperactive". Maintenant, je suis tout le temps à plat, j’ai des nausées, des vomissements, des problèmes de mémoire et je suis hypersensible aux sons et à la lumière.

Depuis l’été 2020, je suis en incapacité complète de travail. J’essaie de m’en tenir à deux activités maximum par jour — ce qui est à l’opposé de ce que la société actuelle attend de nous. Aujourd’hui, j’ai cette interview et un cours de yoga.»

Derrière l’écran, un boulevard de désespoirs

Après plusieurs semaines d’errance diagnostique, la jeune femme commence à écumer internet. «Je savais que Google m’annoncerait que j’allais mourir d’une tumeur dans trois jours, mais je sentais que je n’avais plus le choix», note-t-elle. Sur les forums de discussions, elle voit passer des centaines de témoignages qui collent à son vécu:

«Des personnes écrivaient "la seule raison pour laquelle je ne me suicide pas, c’est pour que mes enfants continuent à toucher des allocations". C’était terrible de lire tous ces gens qui étaient dans un état de profonde dépression, depuis parfois des années, alors que j’avais moi-même des idées noires.»

Un jour, Tamara Pellegrini tombe sur le témoignage d’une Suissesse. Lorsque ses yeux rencontrent les termes «mal de débarquement», c’est le choc. «Ses symptômes correspondaient exactement aux miens et avaient un nom!», se souvient la Genevoise. Le cœur battant, elle fait un copié-collé sur son moteur de recherche. Au bout des touches, un sentiment de vertige:

«Un nouveau monde s’est ouvert, d’un coup. J’ai vu des sites dédiés et lu des articles qui décrivaient ce que je vivais, notamment un article rédigé par des chercheurs des HUG.»

Mi-août, une équipe ORL des HUG — parmi laquelle les chercheurs ayant contribué à l’étude en question — confirme la quasi-certitude de la jeune femme: il s’agit bel et bien du mal de débarquement, une maladie neurologique aux mécanismes encore largement incompris.

Durant six mois, l’éducatrice spécialisée se soumet à des traitements expérimentaux, des stimuli optocinétiques —la projection d’images en mouvement —, mais sans résultat. Aucun médicament ne la soulage non plus. Parallèlement, elle subit une expertise médicale, qui confirme son incapacité de travail, et un dossier est ouvert à l’assurance invalidité.

De privilégiée à outsider

Dans quelques mois, la jeune femme arrêtera de toucher les indemnités versées par l’assurance de son employeur. La suite, Tamara Pellegrini ne la connaît pas:

«C’est angoissant. Il y a la peur que la décision d’une rente AI ne coïncide pas avec la fin des indemnités. Naviguer dans cette incertitude est difficile avec la maladie qui me rend particulièrement vulnérable. J’ai engagé un avocat parce que je n’ai pas les forces pour me battre seule avec les assurances. J’encourage toutes les personnes qui seraient concernées à recevoir de l’aide, via un cabinet ou en faisant appel à une permanence juridique.»

«C’est trop important pour lâcher prise et aussi totalement injuste parce que tout le monde n’a pas les mêmes moyens pour affronter ce genre de situation», expose Tamara Pellegrini, dont le discours transpire une forte fibre sociale:

«Ma vie n’a pas été un long fleuve tranquille, mais je suis consciente d’avoir toujours appartenu "aux privilégiés". Avec la maladie, la donne change.

Mon conjoint m’a dit un jour que ce n’était pas mon être qui avait changé, mais mon faire. J’ai dû réapprendre à avoir une vie sociale, à entretenir des relations humaines. Tout devient un défi. Tout à coup, on devient un outsider. Notre monde est fait pour les personnes qui rentrent dans la norme, qui ont des moyens financiers et accès aux espaces publics, en tant que malade, on se rend vite compte que tous les autres importent peu.»

Donner de la voix? «Je n’avais pas le choix»

Au téléphone, quelques jours plus tôt, Tamara Pellegrini n’a pas hésité deux secondes avant d’accepter l’entretien. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la maladie l’épuise, mais c’est aussi à travers elle que la jeune femme puise son énergie. Ses maux ont été le détonateur d’une lutte qu’elle mène depuis des mois au nom de toutes les personnes malades et sur qui le regard des gens glissent sans s’arrêter.

La première fois que la Genevoise prend la parole dans les médias pour parler de sa maladie, c’est à Paris, dans les studios de France 2, pour une émission où témoignent des patients atteints de maladie rare. Encore habitée par les témoignages glaçants lus sur internet, elle se propose spontanément, se souvient-elle:

«Je me suis dit: "Tamara, ce n’est pas négociable, il faut que ces gens sachent qu’ils ne sont pas fous, qu’un diagnostic existe. Propose-toi!"»

Après l’émission, dans le train du retour, elle s’étonne du peu de temps accordé à son témoignage, alors que les autres participants présents sur le plateau ont eu quatre fois plus de temps de parole. Si elle se félicite de discussions engendrées suite à son apparition et se dit touchée des remerciements reçus de parfaits inconnus, sa première expérience lui laisse un goût amer:

«J’ai essayé de comprendre pourquoi, on m’avait donné moins de temps de la parole. J’ai fini par me demander si ce n’était pas parce que ma maladie était invisible. C’est une hypothèse. Plus j’y pensais plus je me disais "non, ce n’est pas possible, nous sommes des tonnes à vivre avec des maladies qui ne se voient pas, nous représentons même la majorité des malades".»

Ainsi naît l’idée du podcast «Les invisibles» qui donne la parole à des patients, victimes de maladies invisibles. Elle achète un micro et Michaël, son conjoint musicien, crée un habillage sonore. Depuis, la jeune femme sort un épisode par mois. Les témoignages affluent, mais c’est le rythme que lui impose sa maladie.

L’engagement de la jeune femme se joue également sur son compte Instagram et bientôt en librairie. Elle vient de signer avec la maison d’édition L'atelier de la Belle Etoile pour son récit «Ma maman vit avec une maladie invisible», destiné aux 3-4 ans. Un outil pour discuter des maux qu’on ne voit pas avec les tout petits, inspiré de l’enfance de la Genevoise qui a grandi avec une mère atteinte de troubles psychiques et des discussions avec son conjoint sur la parentalité.

Autant de moyens pour, qu’enfin, les patients invisibles ne se sentent plus isolés. Et Tamara Pellegrini de conclure:

«Je n’aime pas passer devant les caméras et je sais que ce n’est pas forcément bon pour ma santé. Au moment où je vous parle, je suis à 5 sur 10 sur l’échelle de mes symptômes. Mais s’il faut m’exposer pour qu’on nous entende, je m’expose. Je ne lâcherai pas.»

Heidi.news est partenaire du Festival Histoire et Cité qui se déroule à Genève du 29 mars au 3 avril 2022.