Peu d'hospitalisations, pas de décès: en fait-on trop avec Covid-19?

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Manifestation anti-masques à Genève le 12 septembre 2020. | Keystone / Martial Trezzini

N’en fait-on pas trop avec Covid-19 en Suisse, alors que les conséquences sanitaires de l’épidémie semblent pour l’heure très modestes? Parmi beaucoup d’autres, une lectrice nous fait part de ses doutes en ces termes:

«Une question me taraude: ces mesures sanitaires étaient à l'origine prises pour ne pas saturer le système de santé. Or, selon les statistiques, celui-ci est actuellement loin d’être saturé, ces mesures sont-elles donc encore justifiées? Le coût (économique, écologique, social, psychologique) de ces mesures est-il justifié et justifiable par rapport au faible risque actuel d'hospitalisation ou de décès?»

La réponse d’Yvan Pandelé, journaliste au Flux santé. Chère lectrice, merci beaucoup de nous adresser cette question tout à fait légitime et intéressante. A en juger par les commentaires et courriers que nous recevons, vous n’êtes pas la seule que cette question taraude.

Je vais essayer d’expliquer en quoi le risque de saturation est bien réel, ce qui justifie d’après moi — et tous les experts en santé publique avec qui j’ai l’occasion de m’entretenir régulièrement — le maintien de mesures sanitaires. Dans les grandes lignes:

  • oui, la situation dans les hôpitaux est calme en Suisse,

  • mais le virus n’est pas moins dangereux,

  • et la plupart des gens n’ont toujours pas d’immunité,

  • de sorte qu’un rebond majeur est à anticiper,

  • et que l’impact sur les hôpitaux devrait suivre.

Et pour commencer, une histoire.

L’invention du jeu d’échec. Vous connaissez peut-être ce conte indien sur l’invention du jeu d’échecs. Au roi qui souhaitait le récompenser, le rusé créateur se contente de réclamer un grain de riz sur la première case de l’échiquier, deux grains sur la deuxième, quatre sur la troisième et ainsi de suite… Arrivé à la 64e case de l’échiquier, on dénombre quelque dix-huit mille milliards de milliards de grains – plus que tous les greniers de l’univers.

Ainsi en va-t-il de la progression exponentielle: elle malmène notre intuition. Il en est de même pour les épidémies. C’est un fait de la nature, les virus en liberté se propagent comme des grains de riz sur un échiquier. Une personne en infecte deux autres, qui elles-mêmes en contaminent deux autres, et ainsi de suite… Mieux vaut ne pas attendre le dernier moment pour réagir.

Par nature, Covid-19 tend à se propager à 2 ou 3 personnes en moyenne. Avec les mesures de protection, on parvient à faire tomber ce chiffre entre 1 et 1,5 personne. C’est une zone glissante. Aux alentours de 1, la situation est globalement sous contrôle. A 1,5, comme pour une pandémie grippale, on est déjà sur un potentiel exponentiel. La Suisse est actuellement autour de 1,1, avec bien sûr des variations locales.

Les mesures de santé publique visent à rester assez loin en amont de cette reprise épidémique pour pouvoir réagir à temps, et éviter de se retrouver dans une situation de croissance incontrôlable. Au vu de la dynamique en cours, cela nécessite de scruter des signaux faibles – taux de positivité des tests, hausse modérée des cas, foyers épidémiques –, sans attendre que les lits de soins intensifs commencent à se remplir.

Au risque de paraître en faire trop. Comme l’explique la Pre Samia Hurst, professeure de bioéthique à l’université de Genève (Unige) et membre de la task force scientifique de la Confédération, c’est là tout le paradoxe de la prévention: lorsque les stratégies de santé publique fonctionnent, elles donnent l’impression d’une débauche de prudence déconnectée des faits. Pour l’instant, les stratégies de santé publique fonctionnent plutôt bien en Suisse.

Calme plat en réa. Revenons à la situation présente. Comment expliquer que la courbe des nouveaux cas décolle, alors que celle des hospitalisations et des décès reste stable? Par une conjonction de facteurs:

  • D’abord, on dépiste beaucoup plus aujourd’hui qu’hier, de sorte que la situation actuelle (environ 2000 nouveaux cas par semaine) n’a rien à voir avec celle de début mars, où l’on ne détectait qu’une fraction très faible des cas. Il n’y a donc pas lieu de comparer les courbes et les données d’hospitalisation entre ces deux périodes.

  • Mais il y a aussi un point majeur: les personnes vulnérables respectent beaucoup mieux les mesures de protection, de sorte que le virus circule surtout chez les personnes de moins de 50 ans. C’est une partie de la population chez qui le risque de maladie grave est très faible (mais non nul), de sorte que la courbe des nouveaux cas n’est pas suivie, pour l’instant, par celle des hospitalisations et des décès.

  • Par ailleurs, on sait désormais mieux prendre en charge Covid-19 (les Français estiment que la mortalité hospitalière a été réduite de 50%) et il est tout à fait plausible que les masques, en réduisant la dose d’exposition au virus, diminuent aussi la sévérité de l’infection.

En somme, jusqu’ici tout va bien. Mais nous venons de voir qu’une épidémie se pense avant tout de façon dynamique.

Des lendemains incertains. Comment sait-on que le risque de reprise et de saturation du système de santé reste élevé? On ne le sait pas de façon certaine, mais on le subodore très fortement sur la base des arguments suivants:

  • On a bien sûr la première vague comme mise en garde, qui a vu beaucoup de pays européens connaître des situations critiques – on se souvient de la Lombardie en Italie, de la région Grand-Est en France ou, dans une moindre mesure, du Tessin ici en Suisse.

  • Par ailleurs, il n’est pas vrai que le virus serait moins létal qu’en début d’épidémie, comme on l’a beaucoup lu. Les mutations de Sars-CoV-2 détectées à ce jour n’ont pas d’impact fonctionnel évident, de sorte que la dangerosité n’a évolué qu’à la marge.

  • L’immunité collective est une perspective lointaine: 10 à 15% de la population ayant des anticorps contre le coronavirus, on est encore loin du seuil de 50 à 60% à partir duquel il est raisonnable d’espérer un ralentissement mécanique de l’épidémie.

Nous sommes donc dans une situation où l’épidémie peut repartir de plus belle à tout moment. Et c’est bien ce que l’on constate dans des cantons urbains comme Genève, Zurich ou (tout récemment) Vaud, dès que les mesures de santé publique, ou l’adhésion à ces mesures, se relâchent.

Or, un virus qui circule chez les jeunes risque fort de se transmettre aux autres groupes d’âge, même s’il faut pour cela quelques semaines. Si une telle évolution est encore difficile à percevoir en Suisse, où la situation est sous contrôle, c’est une perspective que tous les experts en santé publique ont en tête. Le canton de Vaud s’inquiète par exemple de voir resurgir des foyers épidémiques dans les EMS, alors que ce phénomène avait disparu pendant l’été.

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Source: rapport hebdomadaire de l’OFSP sur la situation épidémiologique en Suisse, semaine 36.

Un détour par Marseille. Pour se rappeler de ce qui nous guette en cas de relâchement, il n’est pas inutile de jeter un œil à l’étranger. Prenons le cas de la France. Après plusieurs semaines d’augmentation des nouveaux cas Covid-19 sans impact majeur sur les hospitalisations et les décès – et de débats sur le thème «on en fait trop» –, les services de soins intensifs de plusieurs métropoles détectent désormais un afflux de cas.

Faisons un focus sur Marseille. L’examen de l’évolution des cas dans le département des Bouches-du-Rhône montre bien la façon dont le virus s’est propagé, d’abord chez les jeunes adultes, puis aux classes d’âge plus vulnérables:

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Données: gouvernement français. Visualisation: Germain Forestier (université de Haute-Alsace).

Cette évolution a gagné les hôpitaux marseillais, qui se déclarent sous tension et commencent à battre le rappel des volontaires. Voici par exemple (en rouge) la courbe des personnes hospitalisées en soins intensifs dans la région Provence-Alpes-Côtes-d’Azur jusqu’au 14 septembre.

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Source: observatoire Géodes, Santé publique France.

C’est un signal plus qu’inquiétant. D’autant que cet afflux de cas concerne des hôpitaux qui, s’ils sont infiniment mieux préparés à faire face à l’épidémie que lors de la première vague, doivent aussi prendre en charge les hospitalisation programmées (interrompues lors du confinement) et bientôt l’afflux probable de patients lié aux virus hivernaux.

Et n’allons pas croire qu’on parle ici d’hospitalisations sans conséquence: on n’atterrit pas en soins intensifs sans raison, on n’en sort pas sans séquelle, et les taux de mortalité y sont hélas importants (environ 1 patient sur 5 en Suisse). Avec quelque retard sur les hospitalisations, on voit que les décès commencent à suivre la même trajectoire, même s’ils restent encore faibles en valeur absolue.

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Source: observatoire Géodes, Santé publique France.

Le cas de la France n’est pas unique. L’Espagne connaît un rebond similaire, et dans l’ensemble tous les pays occidentaux durement frappés au printemps sont confrontés ces derniers jours à la perspective d’un rebond épidémique palpable. Tout récemment, Israël a décidé de reconfiner le pays pour trois semaines. L’Autriche vient d’entériner l’idée d’une deuxième vague. Pas de raison de penser que les Suisses soient faits d’un autre bois.

Le Pr Antoine Flahault, épidémiologiste et directeur de l’institut de santé globale de l’Unige, à qui j’ai demandé de commenter cette réponse:

«La situation internationale n’est pas réjouissante, y compris dans des pays développés comme les Etats-Unis et Israël qui se débattent toujours aujourd’hui avec une vague pandémique mal contrôlée, une forte mortalité, des hôpitaux sous très forte tension. Tout ce que nous avons su éviter en Europe jusqu’à présent avec des mesures finalement pas trop contraignantes au regard du nouveau confinement imposé en Israël et des mesures fortes déployées outre-Atlantique.»

Les séquelles. C’est un autre point qui ne peut être balayé d’un revers de manche: les infections à Covid-19, même chez des personnes jeunes, produisent parfois des effets à long terme un peu inquiétants. C’est difficile à chiffrer mais les médecins estiment qu’environ 10% des personnes ayant eu un épisode symptomatique présentent encore des séquelles respiratoires plusieurs mois plus tard, avec des symptômes de type toux, fatigue, essoufflement.

Une récente étude de l’armée suisse confirme qu’une partie des recrues – pourtant jeunes et en bonne santé – ont vu leur capacité respiratoire diminuer à la suite de leur infection à Covid-19, sans doute en raison de lésions pulmonaires. Beaucoup de travaux sont en cours pour mieux cerner cet aspect de la question épidémique, encore assez mystérieux.

Le Pr Marcel Tanner, épidémiologiste et président des Académies suisses des sciences, par ailleurs membre de la task force scientifique de la Confédération:

«On ne le sait pas encore assez et c’est un point à suivre: il y a beaucoup de gens qui montrent des fatigues chroniques, qu’on voit souvent après une infection. C’est une chose que dans la task force nous avons déjà soulignée, avec aussi l’impact du stress et des maladies mentales, car tout cela va ensemble. C’est une grande priorité, car ça pourrait toucher à long terme notre tissu social.»

Pour conclure. Récapitulons: nous avons un virus inchangé, pas moins dangereux, prêt à repartir à tout moment au sein d’une population non immunisée. Les fondamentaux épidémiologiques n’ont pas changé, et les mesures de santé publique sont le seul barrage permettant de garder la situation sanitaire sous contrôle. Tout cela n’invite pas à lâcher la bride.

Au contraire, il semble logique et responsable d’ajuster sans cesse les mesures de santé publique au plus près, afin de ne pas se retrouver contraints de replonger en urgence dans un confinement que tout le monde souhaite éviter. Entrouvrir la porte avec prudence, pour n’avoir pas à la claquer.

La bioéthicienne Samia Hurst, également sollicitée pour commenter cette réponse, l’explique avec une autre métaphore:

«On pourrait également souligner que deux sortes de mesures maintiennent pour le moment l’épidémie sous un certain contrôle. Avec les mesures de prévention comme l’hygiène des mains, la distance de protection, le port du masque, on lève le pied de l’accélérateur. Avec les mesures de surveillance de l’épidémie comme l’identification des cas, le traçage des contacts, l’isolement et la quarantaine, on met le pied sur le frein. Si on appuie sur l’accélérateur en enlevant des mesures de prévention, le frein aura plus de mal à fonctionner.

On ne doit pas surcharger le système de santé publique, sinon il ne pourra pas non plus fonctionner efficacement. Si le nombre de cas augmente, c’est comme si la route accentuait la descente. On doit alors freiner plus fort et lever le pied de l’accélérateur davantage. Moins il y a de virus en circulation, plus on peut se permettre de libertés sans prendre trop de risques. Plus il y a de virus en circulation, plus les mesures de prévention doivent être larges pour protéger de la surcharge le système de santé publique, derrière lui les hôpitaux, et finalement nous tous.»



L’avis de la task force

Le 15 septembre 2020, la task force scientifique de la Confédération a rendu publique une note visant à évaluer la pertinence d’une stratégie consistant à laisser le virus circuler librement, signée par l’ensemble de ses membres. La «stratégie de la contagion» y est jugée très défavorablement:

«Laisser courir l’épidémie aurait un énorme impact sanitaire. Environ les deux tiers de la population devraient être infectés pour espérer freiner l’épidémie, avec plusieurs dizaines de milliers de morts dus au Covid-19 (la mortalité est estimée à 0,5-1% en Suisse). Protéger les populations à risque serait extrêmement difficile, car le virus se propage avant que les gens n’aient des symptômes.»

Et les experts de la task force d’ajouter:

«On pourrait espérer que laisser courir l’épidémie permettrait d’alléger les mesures de prévention et ainsi les coûts sociaux et économiques. Mais ce n’est pas le cas, car l’intensité des mesures ne stabilise pas le nombre d’infections quotidiennes à un niveau constant, mais détermine son taux de croissance ou de décroissance. Ainsi, contrôler l’épidémie avec un nombre important de personnes infectées exige des mesures plus drastiques qu’avec un nombre faible. (…) L’économie souffre moins et les libertés individuelles sont mieux respectées avec l’approche actuelle de garder un nombre le plus bas possible en attendant un vaccin.»

Samia Hurst, qui a participé à la rédaction de la note de synthèse:

«Le coût économique n’est pas celui que l’on croît. La pandémie a un coût énorme. Ce coût n’est cependant pas amoindri en l’absence de mesures de prévention. Au contraire. On voit les coûts économiques et sociaux se déployer aux USA dans des régions qui ont peu confiné et peu introduit de mesures. L’économie ne peut vraiment récupérer que si la pandémie est sous contrôle.»