Oui, c’est troublant, mais non, la variole du singe n’a pas été programmée

Une capture d'écran de l'exercice conjoint NTI-MSC de 2021. | Nuclear Threat Initiative

Exceptionnellement, nous avons décidé de mettre cet article à disposition gratuitement. L'information a néanmoins un coût, si cet article vous a plu n'hésitez pas à nous soutenir en vous abonnant.

L’épidémie de variole du singe qui sévit depuis mai 2022 dans les pays du Nord n’a pas manqué de secouer le camp des anti-Covid, certains se persuadant qu’on était en train de leur refaire «le coup de la pandémie». Une idée s’est répandue comme une traînée de poudre: l’épidémie aurait été prévue. A l’origine se trouve une coïncidence frappante: un exercice mené en 2021 dans les hautes sphères de la communauté internationale, qui évoque une pandémie de variole du singe débutant en… mai 2022.

Comment on en a eu vent. Le 22 mai 2022, alors que le premier cas suisse de variole du singe est annoncé à Berne, Chloé Frammery, figure de la complosphère romande, diffuse un tweet à teneur complotiste. Il présente une capture d’écran d’un rapport de 2021 signé par l’ONG américaine Nuclear Threat Initiative (NTI), qui présente un scénario fictif de pandémie de variole du singe. Il n’en faut pas plus pour lancer des théories du complot.

Le contexte. La pandémie de Covid-19 a chauffé à blanc une partie de l’opinion publique, extrêmement minoritaire mais vocale, qui voit dans la riposte sanitaire une forme de complot des élites pour contraindre les libertés et manipuler le peuple. A ce titre, l’apparition dès le moi de mai 2022 de cas de variole du singe en Europe semble avoir alimenté de nouvelles théories fantaisistes.

Lire aussi: Tout savoir sur la variole du singe en 12 questions

Jusqu’à présent la variole du singe se bornait à surgir de manière sporadique dans quelques pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, en Centrafrique et surtout en RDC, où la circulation s’est accrue ces dernières années. Quelques foyers d’émergence ont été détectés dans l’hémisphère nord, notamment aux Etats-Unis en 2003, mais ils se sont vite éteints.

L’épidémie de 2022 est différente, et plus inquiétante:

  • Le virus circule à bas bruit, notamment au sein de la communauté gay et chez les hommes ayant des relations sexuelles avec les hommes (HSH). Il y a tout lieu de penser qu’une transmission locale se produit, d’une ampleur encore méconnue.

  • A ce jour, on dénombre plus de 1500 cas de variole du singe dans une trentaine de pays où le virus n’était pas considéré comme endémique, surtout en Europe et Amérique du Nord. La Suisse compte une vingtaine de cas.

  • L’OMS doit statuer le 23 juin prochain pour décider si ce nouvel épisode constitue une urgence de santé publique de portée internationale, son niveau d’alerte le plus élevé.

L’objet du délire. A l’origine de l’idée d’un complot variolique figure un rapport signé par la Nuclear Threat Initiative (NTI), une ONG fondée en 2001 en vue de réduire le risque de prolifération nucléaire et réputée influente à Washington. Elle est financée essentiellement par philanthropie, à hauteur d’environ 23 millions de dollars par an.

  • En mars 2021, lors de la conférence de sécurité de Munich – un important forum annuel dédié aux questions de sécurité internationale –, NTI a organisé un exercice de simulation («tabletop exercise») sur la survenue d’une pandémie de variole du singe.

  • Concrètement, l’exercice consistait à exposer le scénario, qui s’appuyait sur un modèle épidémiologique classique et quelques événements préétablis, et susciter des discussions entre les différents participants réunis en ligne.

  • Ont participé 19 hauts responsables de la défense, des experts et responsables en santé publique – dont Mike Ryan, no 2 de l’OMS – ou encore des spécialistes en sécurité biologique et chimique de plusieurs pays, américains pour beaucoup.

scenario-mpxv.png
Extrait du scénario fictif en cause. Source: rapport NTI-MSC 2021

Le document pointé par la complosphère, publié en novembre 2021, présente cet exercice et les leçons à en tirer en matière de préparation au risque pandémique.

Simuler n’est pas tricher. En santé publique, ce type d’exercice de simulation est assez fréquent. Nous avons demandé au Pr Antoine Flahault, directeur de l’Institut globale de santé publique de Genève, s’il était coutumier de genre d’exercices. La réponse est oui:

«Je me souviens avoir moi-même participé à un tel exercice, au Geneva Health Forum de 2018, avant la pandémie. C’était une simulation de crise sanitaire avec un scénario et des gens à interroger pour savoir si on disposait de médicaments, de vaccins, etc. Comme un jeu de rôle.»

L’épidémiologiste genevois organise lui-même des exercices de simulation à la gestion de crise sanitaire, dans le cadre de formations au Règlement sanitaire international signé par la Suisse et tous les Etats-membres de l’OMS. Une nécessité, estime-t-il:

«Aujourd’hui, les pilotes de ligne remettent leur licence tous les ans sur la table, et il leur faut un certain nombre d’heures de vol dans la vraie vie mais aussi en simulateur, en conditions extrêmes. Pour les chirurgiens, c’est la même chose, ils s’entraînent sur des simulateurs. Ca devrait être la même chose pour tous les professionnels de santé publique.»

De façon plus anecdotique, la simulation de pandémie fait aussi les joies du grand public. Par exemple, l’exposition Epidemik, présentée il y a quelques années à la Cité des sciences à Paris, jouait à donner vie à ce risque avec la grippe A – à l’époque, influenza inquiétait plus que les coronavirus. Le jeu de société Pandemic, sorti en 2008, est instantanément devenu un classique.

Encore un coup d’Arnica. Comment s’organise le scénario fictif mis au point par les experts de NTI? Il présente l’émergence rapide d’une pandémie de variole du singe (monkeypox), selon une dramaturgie en trois étapes:

  • Un premier foyer épidémique d’un millier de cas, en juin 2022, dans un grand pays fictif (Brinia) évoquant les Etats-Unis, porté par une souche de variole du singe résistante aux vaccins.

  • Six mois plus tard, le virus s’est répandu dans le monde, affectant 83 pays, avec 70 millions de cas et plus d’un million de décès. Les ripostes diffèrent, entre les pays les plus volontaristes et ceux ayant opté pour une stratégie sanitaire plus libérale, moins efficace.

  • En décembre 2023, alors que la pandémie a fait 271 millions de morts (!), rebondissement: on découvre que le virus avait été conçu dans les laboratoires d’un groupe terroriste d’un pays limitrophe de Brinia, facétieusement baptisé Arnica.

On le voit, il s’agit d’un scénario du pire. Il se concluait par une table ronde destinée à évoquer les questions de préparation et de financement de la riposte pandémique globale, entre les participants. Quant au côté catastrophiste, il est assumé par l’ONG, contactée par Heidi.news et qui renvoie à une explication sur son site:

«Nous nous sommes rendu compte que [ce type d’exercice] était un outil efficace pour sensibiliser les hauts responsables à propos de la vaste palette de risques biologiques auxquels fait face la communauté internationale – et pour encourager une réflexion hors des sentiers battus pour prévenir et répondre à ce type de catastrophe biologique possible dans le futur.»

Le jeu des différences. On peut remarquer au passage que la coïncidence temporelle entre le scénario de NTI et la vraie vie, pour frappante qu’elle soit, est loin d’être parfaite:

  • Dans le scénario fictif, mai 2022 correspond à la délivrance du virus modifié dans des gares de Brinia, les premiers cas étant détectés en juin.

  • Dans la réalité, le premier cas de variole du singe, détecté en Angleterre chez un voyageur de retour du Nigeria, a été annoncé le 9 mai 2022.

Autre différence, et de taille: le virus qui sévit actuellement n’a pas été manipulé par l’homme. On n’a en tout cas aucune raison de le croire. Ce serait même un choix terroriste assez stupide, puisque le virus en circulation appartient au clade ouest-africain, 3 à 10 fois moins létal que l’autre clade connu.

Un candidat médiocre. Quel est le sens de choisir la variole du singe pour un scénario de pandémie explosive? Près de 300 millions de morts en moins de deux ans, quand même! C’est une question qui se pose, car le virus de la variole du singe (MPXV, de son petit nom) possède un statut trouble.

  • D’un côté, MPXV figure sur la liste des agents biologiques à surveiller des Etats-Unis, car susceptible de poser un «risque sévère» pour la santé humaine et animale.

  • MPXV n’est pas, en revanche, sur la liste de l’OMS, qui répertorie des maladies ayant le potentiel de causer des urgences de santé publique. (Son incorporation était en cours de discussion ces dernières années, et l’épidémie actuelle a relancé la dynamique.)

Lire aussi: Variole du singe: «Je ne pense pas qu’il y ait un potentiel de grande épidémie»

De fait, la variole du singe, détectée pour la première fois chez l’homme en 1970 en RDC, avait jusqu’à présent donné lieu à des épidémies limitées, qui s’éteignent d’elles-mêmes. Le virus n’est pas considéré comme très adapté à l’homme. Antoine Flahault:

«Notre échelle de Richter à nous, c’est le taux de reproduction du virus. La rougeole c’est 20, le Sras c’est 2,5, avec Omicron on monte jusqu’à 8, etc. Le virus de la variole du singe était considéré comme ayant un R0 inférieur à 1, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de vrai potentiel épidémique. Bien sûr il y a eu des regroupements de cas. Mais par exemple, les 72 cas aux Etats-Unis en 2003, c’était une contamination par des rongeurs domestiques venus d’Afrique, avec des chaînes de transmission très courtes chez l’homme.»

Fondamentalement, MPXV est un candidat médiocre pour une pandémie. La Nuclear Threat Initiative l’a en fait choisi pour des raisons plus didactiques qu’autre chose:

«L’un des facteurs ayant conduit à sélectionner la variole du singe était l’intérêt d’avoir un pathogène avec des caractéristiques différentes du virus Sars-CoV-2, ce qui a encouragé les participants à l’exercice à considérer des problèmes au-delà de ceux déjà mis en lumière par la pandémie actuelle.»

NTI n’a pas répondu à cette question de Heidi.news, mais on peut penser qu’un autre facteur a pu jouer: le lien avec la variole. Les deux virus sont de la même famille et partagent une homonymie évocatrice (en anglais, smallpox et monkeypox).

Or la variole est responsable de quelque 300 millions de morts au 20e siècle et figure dans toutes les listes de risque biologique et bioterroriste du monde. C’est un pathogène terrifiant, propre à marquer les esprits sur l’importance du risque pandémique.

Un dernier argument pour la route. Toujours troublé par l’ampleur de la coïncidence? Un dernier argument peut achever de mettre à bas la théorie d’une épidémie programmée.

En 2021, NTI n’en était pas à son coup d’essai en matière d’exercice de simulation pandémique à la conférence de sécurité de Munich. Il s’agissait en fait de la troisième édition. Bilan des deux précédentes:

  • En 2019, c’est une épidémie de peste pulmonaire qui touche le pays de Vestia, déjà fragilisé par une guerre civile sans fin. Taux de létalité: 80%, comme Ebola. Le coupable, on vous le donne dans le mille: une organisation terroriste.

  • En 2020, une épidémie a frappé des touristes de retour de voyage dans le pays de Vezu. Bilan final: 50 millions de morts. En cause: un virus de grippe H2N2 («asiatique») modifié dans le laboratoire secret de l’Etat voisin d’Aplea, une démocrature dirigée par un leader nationaliste sans foi ni loi.

Après de méticuleuses recherches, Heidi.news est en mesure de garantir qu’aucune pandémie de peste ou de grippe H2N2 n’a frappé récemment le monde connu.