Les affirmations de Luc Montagnier sur l’origine du coronavirus sont aussi infondées qu'invraisemblables

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Luc Montagnier en 2006, dans son bureau de l'institut Pasteur. | Keystone / AP / Jacques Brinon

Une interview du professeur Luc Montagnier, co-récipiendaire du prix Nobel de médecine en 2008 pour avoir participé à isoler le virus du sida dans les années 80, est en train de semer le trouble dans l’espace médiatique francophone. Le virologue, aujourd’hui âgé de 87 ans, y affirme –sans données scientifiques ni réel argumentaire à l’appui– que le nouveau coronavirus résulterait d’expériences menées par des chercheurs chinois sur le VIH, dont on retrouverait des traces dans son génome. C’est tout à fait invraisemblable.

Pourquoi c’est trompeur. Luc Montagnier est une personnalité plus que controversée: il a été mis au ban de la communauté scientifique, du fait son adhésion répétée à des théories farfelues. Mais ses affirmations sur l’origine manufacturée du virus viennent s’appuyer sur une incertitude réelle: on ignore le contexte de l’émergence initiale de Sars-CoV-2 et le renseignement américain s’interroge sur l’éventualité d’une contamination accidentelle, dans le contexte de recherches sur les coronavirus menées à Wuhan après l’épidémie de Sras. Une confusion existe entre ces deux versions hypothétiques des événements, alors que leurs niveaux de crédibilité n’ont rien à voir.

Les déclarations de Luc Montagnier. La «théorie» de Luc Montagnier a été formulée à l’occasion d’une interview pour la webradio médicale française Fréquence médicale, diffusée «en exclusivité» jeudi 16 avril au soir. Le virologue y explique que selon lui, le nouveau coronavirus (Sars-CoV-2) résulterait de manipulations de chercheurs chinois destinées à développer un vaccin contre le VIH au moyen d’un coronavirus de chauve-souris atténué, employé comme vecteur.

Pour cela, le biologiste s’appuie sur trois éléments:

  • une homologie partielle de séquences génétiques entre le nouveau coronavirus et le VIH, sur la base:

    • de travaux de chercheurs indiens (rétractés et réfutés, voir ci-après)
    • d’une «analyse» réalisée par un chercheur en informatique à la retraite, féru de «bio-mathématiques» (publiée dans une revue prédatrice indienne)
  • une incertitude sur l’origine de l’émergence de Sars-CoV2 (réelle, voir ci-après)

Luc Montagnier ajoute:

«Ce qui est en train de se passer c’est que la nature élimine ces corps étrangers du génome du coronavirus et on assiste à un nombre de mutations spectaculaires, des délétions (…) au fur et à mesure que le virus passe d’un patient à l’autre. On voit ça sur la côte ouest des États-Unis, à Seattle par exemple (…).»

Et conclut par une demande de financement:

«J’ai des propositions à faire mais j’ai besoin de beaucoup de moyens. Je pense qu’avec des ondes interférentes on pourrait peut-être éliminer ces séquences d’ARN chez des patients.»

Quelques heures à peine après avoir diffusé l’interview de Fréquence médicale, le site Pourquoi Docteur, qui appartient à la même société, a publié un article intitulé «Luc Montagnier, marginal habitué des polémiques », où il se distancie quelque peu du scientifique.

Un «paria» en sciences. En 2008, le prix Nobel de médecine a été attribué à la chercheuse Françoise Barré-Sinoussi et son directeur d’unité Luc Montagnier pour l’isolement du virus du sida au début des années 80, à l’institut Pasteur. Déjà, une polémique vient gâcher la fête, le directeur du laboratoire Jean-Claude Chermann, pourtant auteur sénior de l’article séminal paru en 1983 dans Science, ayant été oublié des récompenses.

Luc Montagnier a enchaîné, au moins depuis les années 2000, les prises de positions atypiques. Mémoire de l’eau, téléportation de l’ADN, guérison de la maladie de Parkinson à l’aide d’extrait de papaye fermentée ou encore de l’autisme avec des antibiotiques... Ses positions anti-vaccins ont achevé de dissiper son aura et provoqué une condamnation unanime de la part des Académies françaises de sciences et de médecine – dont il est toujours membre, eu égard à son statut de nobélisé.

Aujourd’hui âgé de 87 ans, le virologue est considéré comme un «paria» au sein de la communauté scientifique, selon les mots du Monde qui en faisait le portrait en 2018.

Le lien entre VIH et Sars-CoV-2. Il est inexistant. Luc Montagnier fait référence à un article de chercheurs de New Delhi, diffusé sans revue par les pairs le 2 février 2020 sur le site d’archives BioRxiv. Il faisait état d’une possible – et incongrue – analogie de séquences entre le nouveau coronavirus et le virus du sida. Las, à la suite de critiques acerbes de la communauté des virologues, l’article, qui n’a jamais été publié dans une revue, a été rétracté. Par les auteurs eux-mêmes.

Leur résultat consistait à avoir identifié quatre courts segments (30 bases sur un génome de 30'000) présents à la fois dans le génome de Sars-CoV-2 et dans celui du VIH-1. Les chercheurs indiens en déduisaient une «étrange similarité» entre les deux virus, allant jusqu’à suggérer l’existence de croisements évolutifs. Mais comparer des génomes conduit souvent à identifier des séquences identiques, par l’effet du hasard ou par évolution convergente.

Dans un article paru le 4 février dans Emerging Microbes & Infections, des virologues chinois et américains se sont employés à enquêter sur ce lien entre les virus de Covid-19 et du sida. Par analyse de génomes viraux, mais aussi bactériens et animaux, ils montrent que les quatre séquences en questions sont en fait présentes dans un très grand nombre d’organismes. Et que l’homologie la plus convaincante concerne… les coronavirus de chauve-souris, comme on pouvait s’y attendre.

Leur conclusion est sans appel:

«Une analyse biaisée, partiale et incorrecte peut conduire à des conclusions dangereuses qui inspire des théories du complot, affecter le processus conduisant à de vraies découvertes scientifiques, et entamer les efforts pour contrôler les dégâts en matière de santé publique.»

Des fractales dans le génome. Comme autre source, Luc Montagnier dit s’appuyer sur une «analyse» signée d’un informaticien français à la retraite, parue le 23 mars dans la revue International Journal of Research Granthaalayah sous le titre «Wuhan Covid-19 Synthetic Origins and Evolution».

Quelques points:

  • Jean-Claude Perez, chercheur indépendant titulaire d’un doctorat en mathématiques et ami de Luc Montagnier, produit des articles depuis au moins une trentaine d’années, mais une recherche sur la base Pubmed fait ressortir un seul article dans une revue scientifique indexée.

  • L’article du 23 mars 2020 a été publié dans la revue indienne International Journal of Research Granthaalayah, qui présente tous les atours d’une revue prédatrice: une fausse revue scientifique n’offrant en réalité aucune garantie sur la qualité du contenu (processus éditorial, revue par les pairs, affiliation à des organismes d’édition scientifique).

  • La méthode employée consiste à découper le code génétique du virus en «méta-codons» de 4 à 377 nucléotides de long (au lieu du triplet de nucléotides classique, correspondant à un acide aminé) afin de mener «une analyse globale de la rugosité ou de la texture fractale des séquences d’ADN», à travers la recherche de «dissonances et de résonnances».

  • Ce travail s’inscrit dans un programme de recherche très personnel: estimant avoir découvert une équation universelle pour la vie où le nombre d’or joue un rôle central, Jean-Claude Perez s’emploie à décoder les «six codes fractaux de la vie biologique (sic)», arguant de prolongements aussi bien en cancérologie qu’en astrobiologie.

En d’autres termes, il s’agit de travaux pseudoscientifiques tout à fait fantaisistes.

L’avis d’un expert. Le Pr Didier Trono, directeur du laboratoire de virologie et génétique de l’EPFL, par ailleurs membre du groupe de travail sur le dépistage de Covid-19 pour la Confédération, n’a pas de mots assez durs pour qualifier l’intervention de Luc Montagnier:

«C’est du délire complet, il se discrédite complètement.»

Mentionnant l’absence de lien entre Sars-CoV-2 et le VIH (comme expliqué plus haut), le virologue vaudois confirme également, après consultation de ses équipes, qu’il n’y a «pas de signe de délétion de séquences» dans les souches virales de coronavirus isolées à Seattle.

Quant à l’idée d’«ondes interférentes» potentiellement à même d’éliminer les séquences d’ARN incriminées, Didier Trono la qualifie d’ «absurde». (Le concept même d’onde capable de détruire des séquences ciblées d’un génome ne correspond à aucune technique connue.)

Interrogé par la radio RMC, le Dr Robert Sebbag, infectiologue à l’hôpital de la Pitié-Salpetrière (Paris) a quant à lui qualifié les déclarations de Luc Montagnier de «scandaleuses»:

«Ça fait partie d’un complotisme absolu (...) C’est très très grave.»

L’origine incertaine du virus. Les affirmations de Luc Montagnier prospèrent sur une incertitude réelle: le contexte du premier événement de transmission du virus de l’animal (la chauve-souris ou un hôte intermédiaire) à l’être humain. L’hypothèse d’un contact sur le marché de gros de fruits de mer de Huanan, à Wuhan, n’est pas disqualifiée. Mais plusieurs éléments attisent le doute sur cette version, dans un contexte de suspicion généralisée à l’égard de la Chine.

En effet, les enquêtes épidémiologiques menées sur les 41 premiers patients de Wuhan montrent qu’un tiers d’entre eux n’a pas eu de contact avec le marché. Par ailleurs, certaines analyses génétiques font remonter l’émergence du virus à plusieurs mois avant la période de décembre 2019, quand sont apparus les premiers cas sur le marché.

Au moins deux laboratoires suscitent l’intérêt: celui de l’Institut de virologie de Wuhan et celui du CDC de la ville, situé non loin du marché. Les recherches sur les coronavirus menées dans ces installations – dans le sillage de l’épidémie de Sras en 2002-2003, qui vu la Chine prendre conscience du risque d’infection respiratoire émergente– et les doutes sur le degré effectif de biosécurité laissent entrevoir la possibilité d’une mise en contact accidentelle. Qui reste, pour l’heure, une simple hypothèse.