Sur ce coup-là, ils n’avaient pas tort.
Mais peut-être vaut-il parfois, chers lecteurs, prendre le risque de rudoyer quelques-uns d’entre vous. Je vous laisse juger sur pièce, et n’hésitez surtout pas à nous donner votre avis, même s’il pique.
Lire l’article en question: «Ici, on ne touche pas à la magie»: la Suisse vue par une médecin française
Une douce omerta. La Suisse est un petit pays formidable, où l’art du consensus et du compromis règne en maître. C’est important pour le vivre-ensemble, mais lorsqu’on est journaliste, c’est un problème. Rares sont les vérités qui ne fâchent personne.
Sur les médecines complémentaires, en l’espèce. L’engouement pour ces thérapies, le consensus politique en leur faveur, s’est comme mué en douce omerta. Il n’est pas rare d’entendre des médecins dézinguer la médecine anthroposophique ou l’homéopathie… toujours en privé. Au moment de coucher la citation sur papier, tout disparaît. La magie du consensus.
Difficile d’illustrer ce point sans trahir de sources, mais disons qu’il m’est arrivé de négocier des interviews de haute lutte, pour n’y conserver que d’infimes traces de la sincérité originale des échanges. Or, nous avons l’obligation déontologique de faire relire les citations (directive 4.6 du Conseil suisse de la presse), au cas où vous vous poseriez la question.
De sorte que si toute vérité est bonne à dire, certaines sont bien difficiles à écrire.
«Ici, on ne touche pas à la magie.» D’où ma satisfaction en ce jour d’août 2022. Je venais de recueillir le témoignage d’une généraliste française, installée en Suisse depuis quelques années, sur les différences culturelles de part et d’autre du Jura.
De fil en aiguille, nous en venons au chapitre des médecines complémentaires, spécialité helvétique bien identifiée. Le contact est bon et la toubib, en confiance, ne mâche pas ses mots:
«En médecine, on apprend la science, à lire des études, à faire des balances bénéfices-risques, etc. Alors que là, on est dans du fumeux archifumeux. Mais je ne veux pas braquer les patients, alors au lieu de dire «c’est de la merde», je dis «ce n’est peut-être pas le plus adapté»…
(…) J’adresse des gamins asthmatiques à l’hôpital parce que je ne m’en sors pas, et ils reviennent avec une prescription d’homéopathie, un bisou sur le front, et la bénédiction de l’anthroposophie? Il y a un vrai problème.»
Je vous laisse lire l’entretien complet. Elle n’y va pas avec le dos de la cuillère et n’a pas retiré une virgule à la relecture. Jubilation de votre serviteur.
Sur le fond. Bien sûr, il faudrait nuancer le jugement sans appel de notre témoin.
Au regard des données de la science, disons qu’il y a tout un spectre qui va de l’homéopathie (pur effet placebo) à l’acupuncture (efficace dans certaines indications, mais aussi si l’on pique en dehors des méridiens), en passant par la médecine anthroposophique (pas grand-chose à sauver, aucune démarche scientifique).
On pourrait aussi discuter de l’utilité globale des médecines complémentaires, dans un monde médical vécu comme trop techniciste ou pas assez à l’écoute. Ou du choix des hôpitaux de développer une démarche «holistique» pour répondre à la demande des patients – et, sans le dire trop fort, faire le ménage dans les pratiques les plus ésotériques.
Mais pour cela, il importe d’avoir un point de départ un peu solide. Qu’un médecin ose verbaliser sans ambages tout le mal qu’il pense des médecines complémentaires, brisant l’omerta ambiante, c’est tout à fait utile et précieux.
Place à notre lectrice mécontente. J’en étais encore à flageller ma modestie quand une abonnée de fraîche date, anesthésiste convertie à la médecine chinoise et l’acupuncture, m’a écrit tout le mal qu’elle pensait de ce témoignage. Exigeant la publication de son commentaire, avant de briser là quand j’eus le front d’ergoter.
Voici le fond de ses critiques:
- «L’acupuncture est une des médecines alternatives qui a le plus d’études basées sur l’evidence (c’est-à-dire les éléments de preuve scientifique, ndlr.) qui prouvent son efficacité»
(Annexe mais juste, c’est pourquoi nous avons ajouté une référence scientifique destinée à tempérer le témoignage.)
- Les cinq médecines complémentaires remboursées en Suisse auraient été choisies «par les instances médicales officielles en accord avec Santésuisse, dont on connaît la rigueur concernant l’acceptation de thérapeutiques.»
(C’est faux. Il s’agit d’un compromis politique, issu d’une votation de 2005, qui s’est fait contre l’avis des assureurs et d’une bonne partie de la sphère médicale.)
- La médecin aurait oublié de préciser que des obstacles ont été instaurés afin de rendre «encore plus difficile» pour un médecin suisse d’exercer en France que l’inverse.
(Encore faux, comme expliqué dans cet article de réponse: les conditions d’exercice dans l’Hexagone ont simplement le don de repousser les praticiens suisses.)
De la démocratie en journalisme. Cette lectrice acupunctrice a préféré nous quitter pour d’autres cieux moins contrariants. Déçue que son commentaire ne soit pas publié, ou de s’être heurtée à une contradiction, difficile à dire.
«Cela ne correspond pas du tout à un média démocratique selon mes critères», indique-t-elle dans son courrier de rupture. «Pour les infos complémentaires: je ne suis pas journaliste, je vous laisse faire votre métier», précise-t-elle aux collègues perfides du marketing, dont ce n’est pas non plus le métier.
Mais alors, qu’est-ce qu’un média démocratique? Quelle place doit-on laisser aux informations et opinions qui, en l’état de la science ou au regard des faits, sont à côté de la plaque? Savoir trier, n’est-ce pas la marque d’un média de qualité? Plus utile à la démocratie, peut-être, que des colonnes ouvertes à tous les vents?..
Vous avez compris, pour moi ces questions sont rhétoriques. Au fond, je pense qu’une ligne exigeante est plus utile qu’une ouverture de papier mâché. Merci à cette lectrice, néanmoins, pour les aiguillons! On en a besoin, dans le métier. Cela tient éveillé.