«Ici, on ne touche pas à la magie»: la Suisse vue par une médecin française

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Médecin française, Abigail* s’est installée en Suisse il y a six ans, pour exercer en cabinet de groupe dans une petite localité du canton de Fribourg. Contactée par *Heidi.news*, cette généraliste quadragénaire, heureuse dans son travail, a accepté d’évoquer sans fard le système de santé helvète. De la place des médecins étrangers à celle de l’argent de la pharma, en passant par les médecines complémentaires.

Heidi.news – Comment en êtes-vous venue à exercer en Suisse?

Abigail* – J’avais un cabinet dans l’Est de la France, où les choses se passaient mal. La charge de travail était très lourde et j’avais un associé «psychopathe». Il y a eu d’énormes malversations financières. Un jour, j’ai dit qu’il nous devait de l’argent après avoir fait les comptes, il est entré dans ma salle de consultation et m’a hurlé dessus. Le patient était sidéré, moi aussi. C’est là que je me suis dit que je devais partir, j’avais 30 ans. J’ai été contactée par un ami d’ami installé dans un cabinet de groupe en Suisse, dans le canton de Fribourg, à la suite du suicide d’un médecin précédent. Et c’est comme ça que je me suis retrouvée à exercer, en plein milieu de la verdure.

Et comment ça se passe?

C’est un cabinet où on fait de la médecine générale mais aussi de l’urgence, pas mal de traumatologie, on a un petit laboratoire, ce sont de très bonnes conditions! En France, on a son petit cabinet et quand on soupçonne un cas grave, on l’envoie tout de suite aux urgences hospitalières, ou bien on se contente de surveiller – mais on serre les fesses et on a l’impression de n’avoir pas fait du bon boulot. Ici, quand on a quelqu’un qui s’étouffe suite à une décompensation cardiaque, on peut le diagnostiquer, initier une prise en charge adaptée. Il y a beaucoup de choses qu’on arrive à gérer en ambulatoire, on a des assistants pour nous aider. Ici, je fais de la meilleure médecine.

«Il y a assez peu de contrôle sur les prescriptions»

Autre pays, autre système de santé. Qu’est-ce qui vous a marquée par rapport à la France?

Les patients sont super gentils, ils disent souvent merci, c’est vraiment agréable. (Même si ça change un peu depuis Covid.) Après ce qui me choque un peu ici, c’est la part financière. Il y a des gens qui refusent des soins pour des raisons financières, ça on ne le voit pas en France! Parce que c’est en-dessous de leur franchise, qu’ils ne savent pas s’ils ont droit au soin, ou alors ils ont peur que ça majore leur prime d’assurance… Ce n’est pas fréquent, mais ça entre en ligne de compte, dans les discussions.

Dans les formations médicales ici, on nous parle toujours de coût-efficacité. Mais en fait, il y a assez peu de contrôle sur les prescriptions. Je suis habituée à prescrire les médicaments les plus efficaces et les moins chers, en particulier les antihypertenseurs. Mais ici, on reçoit des formations où on nous parle des derniers antidiabétiques qui coûtent je ne sais pas combien, et on voit souvent des topos sponsorisés par un laboratoire. Quand on sait qu’il suffit d’un repas payé pour influencer…

On retrouve cette influence partout bien sûr, mais ici en Suisse elle est très présente, c’est un pays de laboratoires pharmaceutiques. En France, la remise en cause de l’emprise de la pharma est un peu plus active, via l’association Formindep et la revue Prescrire.

Les tarifs médicaux, c’est aussi un motif d’étonnement?

Oui ça m’a frappée aussi. Déjà en arrivant ici, j’ai eu l’impression d’être bien payée. Quand on fait une consultation, les gens ne savent pas pour combien ils vont s’en sortir à la fin, ils viennent, on propose des examens complémentaires et on fait la phase «cure» en fonction des résultats. Il y a donc cette insécurité. Après, ça permet d’investir dans du matériel performant, des assistants, c’est l’avantage. Mais ça provoque une inflation des coûts de la santé, c’est sûr.

En tant que médecin étranger, avez-vous connu des difficultés d’intégration?

J’ai des assistantes vraiment formidables. (Rires.) Et je suis dans un cabinet où tous les médecins sont français – dans ma région, le système tient pas mal grâce à ça. Après je pense qu’il y a parfois un peu de mépris. Certains spécialistes suisses nous renvoient parfois dans les dents qu’on est moins bien formés, que les études sont moins longues. Mais en fait, les études sont surtout différentes. En France, on est très vite jetés dans le bain hospitalier alors qu’ici en Suisse la théorie pure dure plus longtemps, ce n’est pas organisé de la même façon. Mais l’idée qu’on est moins bien formés est fausse, on a une bonne formation clinique à l’hôpital et en cabinet.

«Il y a une forme de perversité dans le système»

Vous avez aussi un titre à part, de «médecin praticien»…

Oui, il y a une forme de perversité dans le système. La Mebeko (commission suisse des professions médicales, ndlr.) nous accorde le diplôme de médecin en accord avec les standards européens, mais les sociétés de médecine suisses ne nous accordent que le diplôme de praticien. Normalement c’est destiné à quelqu’un qui n’a pas vraiment fini ses études. C’est vache, parce qu’on fait le même boulot!

La traduction concrète, c’est qu’on ne peut pas facturer autant (les tarifs sont réduits de 7%, ndlr.) et on est limité sur les actes. Par exemple, en tant que praticien, je ne peux compter que 20 minutes de consultation – même si on trouve des moyens de contourner un peu grâce aux 30 minutes pour les patients nécessitant plus de soins. On attend de voir ce qu’il en sera avec les nouveaux tarifs mais pour l’instant on n’a pas de visibilité, les médecins étrangers n’ont pas beaucoup de poids ici.

Le titre de spécialiste FMH classique est difficile d’accès?

Il faut faire une formation qui dure trois ou même parfois quatre ans! En fait, quand on travaille déjà, c’est impossible. J’ai contacté la société de médecine là-dessus, j’ai râlé, on m’a dit qu’il fallait que je me calme, et voilà. C’était pas super cordial, on m’a dit «c’est comme ça et c’est tout».

Autre différence notable, vu de l’Hexagone: le poids des médecines complémentaires.

Oh c’est dramatique, ici! En France, c’est en plein essor, mais ici mon dieu il y en a partout. Des kinésiologues, du reiki, de l’ostéopathie, énormément de rebouteux et de guérisseurs aussi… C’est effrayant, et c’est le premier recours des gens. Les rebouteux se font rarement payer, mais pour le reste c’est souvent cher, et en plus ils vendent plein de poudre de perlimpinpin. Et il y a parfois un danger sectaire, avec la kinésiologie par exemple – pourtant, plein de médecins suisses en font et le conseillent. Dans le canton de Vaud, il y avait ce centre, qui a fermé depuis, où des médecins organisaient des séminaires de formation sur «Comment réveiller son féminin»…

Lire aussi: Que peuvent apporter les médecines complémentaires à l'hôpital?

Cet engouement se ressent dans votre quotidien?

Evidemment, ça joue sur mon exercice. Quand je conseille à un patient d’aller voir un psychologue, souvent on me répond: pas pour moi, je vais aller voir le kinésiologue… C’est embêtant parce qu’on ne connaît pas la formation de ces gens, souvent ils ouvrent des boites de Pandore qu’ils ne savent plus fermer. En médecine, on apprend la science, à lire des études, à faire des balances bénéfices-risques, etc. Alors que là, on est dans du fumeux archifumeux.

Mais je ne veux pas braquer les patients, alors au lieu de dire «c’est de la merde», je dis «ce n’est peut-être pas le plus adapté»… Parce qu’en tant que médecin, c’est important de savoir quand les patients vont voir des gens comme ça. On a beaucoup de personnes qui prennent des compléments alimentaires hors de prix, commandés en Allemagne. Je demande: ça vous a apporté quelque chose? On me répond «ça m’a coûté cher!» (Rires.) Mais tout le monde n’a pas ce recul, et parfois les patients vont voir ailleurs, juste parce que j’ai dit que ce n’était pas très judicieux.

«C’est du chamanisme, pas de la médecine»

C’est problématique pour vous, cette emprise des médecines complémentaires?

Je ne suis pas complètement fermée aux pratiques annexes, par exemple je fais de l’hypnose, contre la douleur ou pour arrêter le tabac. Ca marche bien, surtout pour les douleurs. Mais l’hypnose c’est comme tout: il faut bien se former, sinon ça peut être dangereux. On peut créer de faux souvenirs par exemple. Et parfois, j’ai des retours de patients qui me racontent de ces choses… Ils vont voir des gens qui tapent sur des bols, c’est du chamanisme, pas de la médecine.

L’acupuncture, on n’a jamais prouvé que ça marche (à tempérer, ndlr.), l’ostéopathie non plus, la kinésiologie, je n’en parle même pas, le reiki je ne veux même pas savoir ce qu’ils font… On a aussi de nouvelles modes, comme la chromothérapie.

Et l’anthroposophie?

La médecine anthroposophique aussi, ici, c’est très présent. L’hôpital de Fribourg a ouvert une consultation, bravo… J’adresse des gamins asthmatiques à l’hôpital parce que je ne m’en sors pas, et ils reviennent avec une prescription d’homéopathie, un bisou sur le front, et la bénédiction de l’anthroposophie? Il y a un vrai problème.

Mais c’est dans les mœurs ici, c’est admis, y compris pour beaucoup de médecins. Moi j’ai un statut bâtard, je n’ai toujours pas de permis définitif, avant de l’ouvrir grand j’attends un peu! Ça ne m’empêche pas de le dire à mes patients, que l’homéopathie ça ne marche pas par exemple. Mais c’est difficile à dire publiquement. Ici, on ne touche pas à la magie.

* Prénom modifié, identité connue de la rédaction.