Les enjeux. Ils sont complexes et le reflet du système politique suisse où s’imbriquent pouvoir fédéral, pouvoirs cantonaux, pouvoir citoyen. Traditionnellement, l’exécutif fédéral est faible en Suisse. Ce qui est normal dans un état fédéral où les cantons ont une grande marge de manoeuvre et où les lois fédérales sont établies par le Parlement. Le Conseil fédéral a bien des pouvoirs spécifiques, mais il agit de concert avec les cantons, le Parlement et le peuple (initiatives, référendum), pas tout seul.
L’épidémie de Covid-19 a bouleversé la donne: le Conseil fédéral a pris le pouvoir et a géré la crise à coups d’ordonnances (une quarantaine). Sans entrer dans le débat du bien fondé ou non de cette démarche, elle a permis au Conseil fédéral d’agir vite. Ce que lui permet la loi sur les épidémies.
C’est en se basant sur cette loi, sur deux articles (184 et 185) de la Constitution et sur la Loga (loi sur l’organisation du gouvernement et de l’administration) que les «7 sages» ont dirigé le pays depuis le 13 mars. Heidi.news détaillait déjà ce mécanisme le 26 mai dernier.
Le Conseil fédéral est maintenant tenu de passer par le Parlement pour entériner de manière démocratique ses mesures limitées dans le temps. Il n’a pas le choix. En l’état, le projet de loi Covid-19 a reçu un accueil un peu frisquet, mais n’a pas généré de levée de bouclier dans l’opinion publique. Et peu d’observateurs romands de la scène politique suisse ont évoqué les pouvoirs controversés et spéciaux du Conseil fédéral dans la situation actuelle.
Pourtant, il s’y voit attribuer des compétences particulières dans 9 domaines sensibles: assurance chômage, capacités sanitaires, protection des travailleurs, mesures dans le domaine des étrangers et de l’asile, culture, médias, etc.
Le projet de loi. Les 14 articles prévus dans la loi Covid-19 visent «à créer les bases légales permettant au Conseil fédéral de reconduire les mesures qu’il a déjà prises en vertu d’ordonnances directement fondées sur l’article 185, alinéa 3, de la Constitution et qui seront encore nécessaires pour surmonter l’épidémie de Covid-19. Il s’agit de donner une base légale formelle au train de mesures déjà prises par le Conseil fédéral afin de renforcer leur légitimité démocratique pour la durée probable de l’épidémie», comme on peut le lire dans le message du Conseil fédéral, publié le 12 août dernier.
La consultation du projet a débuté le 19 juin et s’est terminée le 10 juillet. Plus de mille avis ont été déposés durant ces trois semaines. Les deux modifications principales déjà intégrées dans le projet soumis au Parlement sont les suivantes:
la loi dure jusqu’au 31 décembre 2021, et non jusqu’au 31 décembre 2022 comme prévu initialement (sauf pour deux objets concernant les compétences particulières du Conseil fédéral et l’assurance-chômage),
les cantons seront associés aux décisions du Conseil fédéral, et pas juste consultés comme initialement prévu.
Dans son Rapport sur les résultats de la consultation publié le 12 août, l’Office fédéral de la Justice (OFJ) a détaillé le millier d’avis émis par les cantons, les partis politiques, les associations faîtières, l’économie et les particuliers. Le document de 45 pages est passionnant. On y voit bien les divergences et les oppositions auxquelles le Conseil fédéral devra répondre. Si le principe de loi n’est pas contesté, son contenu –très voire trop– détaillé risque d’être très débattu au Parlement.
L’épée de Damoclès. Et les compétences particulières du Conseil fédéral ne s’arrêtent pas à cette seule loi. Dans sa manche, il en conserve une qu’il peut actionner en tout temps. C’est celle sur les épidémies. Le Conseil fédéral rappelle souvent qu’il a renoncé à la situation extraordinaire le 19 juin. Cela ne signifie pas pour autant que la loi sur les épidémies n’est plus active. Depuis cette date, le pays se trouve en situation particulière. Cela signifie que le Conseil fédéral n’a toujours pas renoncé à ses pouvoirs particuliers.
Ce qui dit l’article 6 de la loi sur les épidémies.
Il y a situation particulière dans les cas suivants:
a. les organes d’exécution ordinaires ne sont pas en mesure de prévenir et de combattre l’apparition et la propagation d’une maladie transmissible et qu’il existe l’un des risques suivants:
un risque élevé d’infection et de propagation,
un risque spécifique pour la santé publique,
un risque de graves répercussions sur l’économie ou sur d’autres secteurs vitaux;
b. l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a constaté la présence d’une urgence sanitaire de portée internationale menaçant la santé de la population en Suisse.
Le Conseil fédéral peut, après avoir consulté les cantons:
a. ordonner des mesures visant des individus;
b. ordonner des mesures visant la population;
c. astreindre les médecins et d’autres professionnels de la santé à participer à la lutte contre les maladies transmissibles;
d. déclarer obligatoires des vaccinations pour les groupes de population en danger, les personnes particulièrement exposées et les personnes exerçant certaines activités.
Le Département fédéral de l’intérieur (DFI) coordonne les mesures de la Confédération.
Les droits du Conseil fédéral sont donc actuellement toujours plus étendus qu’en temps normal. Interrogé sur sa volonté ou non d’en terminer avec cette loi, le Conseil fédéral répond par la voix d’Urs Bruderer, adjoint du chef de la section Communication à la Chancellerie fédérale:
«La loi sur les épidémies ne fixe pas de délai à la situation particulière. Celle-ci durera jusqu’à ce que le Conseil fédéral en décide autrement. Le gouvernement agit en fonction du développement de l’épidémie et cette évolution n’est pas prévisible. Le Conseil fédéral ne vise pas à prolonger ses prérogatives.»
L’action des juristes. Lors d’un webinar qui s’est tenu en ligne le mercredi 2 septembre, plusieurs experts en droit ont échangé sur «La répartition des compétences en temps de crise». Derrières les écrans, plusieurs spécialistes de droit constitutionnel, Susanne Kuster, directrice suppléante de l’Office fédéral de la justice, Markus Schefer, professeur de droit constitutionnel et administratif à l’université de Bâle, ou encore Jean-Marc Verniory, président de la Chambre constitutionnelle de la Cour de Justice de Genève.
Tous ont constaté le déplacement temporaire du pouvoir vers l’exécutif. A la clef, une liste de questions très longues face aux nombreux vides juridiques en cours. Ainsi, «les ordonnances d'urgence du Conseil fédéral ne sont pas soumises à un contrôle juridictionnel direct, de sorte qu’elles ne pourraient pas être remises en cause à cet égard», comme l’annonce le programme du Webinar.
Puisqu’il n’est pas possible, juridiquement parlant, de contester les ordonnances du Conseil fédéral, les participants se sont penchés sur des questions centrales:
Comment maintenir au mieux la séparation des pouvoirs dans des situations extraordinaires et la rétablir le plus rapidement possible?
L'actuel filet de sécurité démocratique dans le cadre de l'Etat de droit, qui a été amélioré après la crise financière, est-il suffisant pour empêcher les abus de l'action judiciaire d'urgence de l'exécutif?
Comment renforcer les rôles du Parlement et du pouvoir judiciaire dans les situations extraordinaires?
Le Conseil fédéral a-t-il outrepassé ses compétences dans la crise du coronavirus et a-t-il quitté le cadre du droit d'urgence intraconstitutionnel?
Cela pour dire que même les plus grands spécialistes sont en train de se pencher sur ses questions, pour l’heure sans réponse juridique claire. Le flou des bases légales sur lesquelles reposent les ordonnances du Conseil fédéral doit s’achever. Quatre initiatives parlementaires ont été lancées dans ce sens et prévoient d’adapter les bases légales actuelles:
Utilisation des compétences en matière de droit de nécessité et contrôle du droit de nécessité édicté par le Conseil fédéral en temps de crise.
Améliorer la capacité d'action du Parlement en situation de crise.
Ordonnances de nécessité. Contrôle abstrait des normes.
Création d'une Délégation des affaires juridiques (DélAJ).
L’action du Parlement. Face à ce qui ressemble un peu à un jeu de dupes, plusieurs parlementaires ont décidé d’agir en déposant des motions, interpellations et postulats visant à encadrer, à limiter voire à supprimer les pouvoirs étendus du Conseil fédéral. Elles seront traitées durant la session d’automne qui démarre ce lundi 7 septembre. En voici six, symboliques de la lutte des pouvoirs en jeu actuellement:
La motion d’Alfred Heer (UDC/ZH) demande de lever l'état d'urgence, renoncer aux mesures relevant du planisme et du centralisme et rétablir l'ordre constitutionnel. Le Conseil fédéral recommande de rejeter cette motion.
Le postulat de Thierry Burkart (PLR/AG) vise à la création d'un état-major de conduite opérationnel permanent à l'échelon de la Confédération. Le Conseil fédéral propose de rejeter le postulat.
La motion d’Hans Wicki (PLR/NW) demande d’institutionnaliser l'examen critique des décisions prises par le Conseil fédéral en période de crise. Le Conseil fédéral recommande de rejeter cette motion.
L’interpellation de Hansjörg Knecht (UDC/AG) demande comment la campagne médiatique concernant le coronavirus a été élaborée et sur quelles bases. Le Conseil fédéral défend les choix de l’OFSP.
L’interpellation de Benedikt Würth (PDC/SG) demande le rétablissement de la répartition constitutionnelle des compétences au sortir de la situation extraordinaire. Le Conseil fédéral dit en substance avoir déjà effectué cela.
La motion d’Erich Ettlin (PDC/OW) demande de tirer les enseignements de la pandémie pour le système de santé suisse. Le Conseil fédéral recommande d’accepter la motion.
Un référendum au bout de la lutte des pouvoirs? Silencieux et très discrets jusqu’à présent, les membres de l’association Amis de la Constitution ont élaboré un référendum au titre on ne peut plus explicite: «Le peuple souverain s’élève contre la gestion arbitraire de la pandémie!» Le texte du référendum se développe en dix points:
La loi Covid-19 est superflue. Le Conseil fédéral pourrait très bien s’en passer.
Il deviendra possible de rendre obligatoire la vaccination avec un vaccin génétique insuffisamment testé.
Pas d’argent du contribuable pour faire de la propagande.
La «deuxième vague» est une projection erronée.
Il n’y a pas d’épidémie nécessitant une extension du droit d’urgence.
Le Conseil fédéral s’arroge des pouvoirs extraordinaires qui n’ont pas lieu d’être.
Les mesures contre la pandémie ne doivent pas pouvoir être prolongées et étendues sans examen.
La légitimation rétroactive des mesures est inadmissible.
La gestion des crises contre l’avis du peuple ne fonctionne pas en Suisse.
La loi fédérale d’urgence est un affront au peuple souverain.
Les référendaires attendent juste que la loi Covid-19 soit acceptée par le Parlement pour lancer officiellement la collecte des 50’000 signatures. Le vendredi 4 septembre, ils ont déjà convaincus 16’297 sympathisants. De quoi mettre la pression sur le Conseil fédéral et le Parlement.
Ce référendum pourrait bien jouer les arbitres et, finalement, redonner le pouvoir au peuple, comme c’est la tradition en Suisse.