Le contexte. On constate depuis le début de la pandémie que les personnes atteintes de maladies respiratoires chroniques sont moins affectées que prévu, alors que leurs troubles devraient au contraire les prédisposer à des formes plus graves. D’où l’idée d’un possible effet protecteur des corticoïdes inhalés, des anti-inflammatoires utilisés dans l’asthme persistant et parfois dans les bronchopneumopathies chroniques obstructives (BPCO).
Cette idée a donné lieu à l’étude Stoic, lancée au début de l’été 2020 par le département de médecine de Nuffield, de l’université d’Oxford. La Dre Mona Bafadhel, pneumologue et investigatrice principale de l’étude, interrogée par Heidi.news:
«La première fois que je me suis dit que les stéroïdes inhalés pourraient fonctionner c’était en mai 2020, quand on a eu les premiers retours de Chine et de patients Covid-19 graves hospitalisés. Il sautait aux yeux que les patients souffrant d’asthme ou de BPCO n’en faisaient pas partie, et ces deux affections respiratoires ont en commun les corticostéroïdes inhalés. Nous en donnons aussi pour prévenir les crises d’asthme, dont la plupart sont d’origine virale, ce qui suggérait que cela fonctionne.»
L’essai Stoic a été mené sur des fonds publics (le NIHR britannique) et privés (AstraZeneca, qui commercialise un médicament à base de budésonide, un corticoïde à inhaler sous forme de poudre), mais les investigateurs précisent explicitement que le laboratoire anglo-suédois n’a participé ni à la conception de l’étude ni à sa réalisation, de quelque manière que ce soit.
L’étude. Les résultats de l’essai Stoic ont été publiés le 9 avril dans le Lancet. Il s’agit d’un essai pragmatique, ayant vocation à se transposer aisément dans la pratique médicale. Il a consisté à comparer des patients recrutés en milieu communautaire (hors hôpital), via les centres de dépistage et les services de premiers recours, sur la base de symptômes évocateurs de Covid-19: fièvre et toux d’apparition soudaine, ou perte subite de l’odorat.
Les 146 patients ainsi recrutés dans le comté d’Oxford, âgés en moyenne de 45 ans, se sont vus assigner de façon aléatoire un protocole:
la moitié d’entre eux a reçu une prise en charge usuelle (conseils médicaux à distance, avec prise de paracétamol, d’ibuprofène ou d’aspirine au besoin);
l’autre moitié a reçu un protocole à base de budésonide à domicile, jusqu’à disparition des symptômes.
Les investigateurs ont mesuré le taux de recours non programmé au système de santé, via les visites à l’hôpital et aux urgences.
Ils ont ainsi établi que les patients sous corticoïdes inhalés avaient un taux de visites dix fois inférieur aux patients contrôles (1 patient vs 10, soit 1% vs 14%).
Ils calculent qu’il suffit de traiter 8 patients pour obtenir un résultat favorable chez 1 d’entre eux – un excellent résultat dans ce contexte.
Ces résultats suggèrent que les corticoïdes inhalés permettraient de prévenir la dégradation de l’état de santé chez une grande majorité des patients Covid-19, traités à domicile dès l’apparition des symptômes.
(L’infection Covid-19 était vérifiée a posteriori par test PCR, et a été documentée chez plus de 90% des patients.)
Les chercheurs relèvent aussi une diminution modeste des symptômes à 2 et 4 semaines, ce qui suggère un effet possible sur les séquelles à long terme de Covid-19, qui touchent une bonne part des patients Covid-19 et inquiètent beaucoup la communauté médicale.
Quelques limites. Le niveau de preuve de cette étude doit être considéré comme intermédiaire, pour plusieurs raisons:
le nombre de patients évalués suffit à démontrer un bénéfice statistiquement valide, et le protocole contrôlé randomisé de l’étude permet d’éviter les principaux biais de confusion;
mais le nombre de patients étudiés reste relativement faible;
et les patients connaissaient leur groupe d’assignation, ce qui a pu jouer en partie sur leur propension à recourir au système de soins.
Par ailleurs, l’étude a dû être interrompue prématurément, du fait de l’arrivée d’une deuxième vague Covid-19 au Royaume-Uni. Le confinement qui s’en est suivi, ainsi que le démarrage des campagnes vaccinales, ont rendu le recrutement très difficile et convaincu les investigateurs de composer avec moins de sujets que prévu (146 au lieu de 398).
Cet essai clinique réussi est donc considéré par les investigateurs eux-mêmes comme une «preuve de concept», c’est-à-dire qu’il démontre l’efficacité de leur intervention tout en invitant à une réplication à plus large échelle pour être transposé dans la pratique médicale courante.
Les Britanniques enfoncent le clou. La réplication ne s’est pas fait attendre longtemps. Le 12 avril 2021, les investigateurs de l’essai britannique Principle, aussi piloté à Nuffield mais qui porte sur l’ensemble du Royaume-Uni, ont dévoilé leurs résultats intermédiaires chez les personnes de plus de 65 ans (ou de plus de 50 ans avec des facteurs de gravité Covid-19) en ambulatoire.
Les données, encore préliminaires, portent sur 961 sujets ayant reçu du budésonide à domicile comparés à 1819 patients contrôles. Sur cette base, les corticoïdes inhalés (même protocole que la première étude) ont permis de:
réduire le temps de guérison (de 3 jours en moyenne),
diminuer sensiblement le taux d’hospitalisation et de décès (8,5% vs 10,3%).
Une plausibilité biologique. Ces résultats viennent s’inscrire dans le prolongement de la première vraie révolution thérapeutique Covid-19, elle aussi venue d’Angleterre: l’emploi de dexaméthasone chez les patients hospitalisés pour une forme sévère. Il s’agit là d’un corticostéroïde de prise orale, une classe de molécules analogue aux corticostéroïdes inhalés.
Les corticoïdes inhalés ont pour principal effet de diminuer la réponse immunitaire au niveau des muqueuses respiratoires, de façon moins marquée que la dexaméthasone et autres corticoïdes en prise orale. (À dose élevée, comme avec le protocole d’Oxford, l’inhalation produit aussi un effet immunosuppresseur systémique, du fait du passage dans le sang. Mais il reste très limité.)
Le bénéfice des corticoïdes inhalés est donc tout à fait cohérent avec la compréhension des formes compliquées de Covid-19, qui apparaissent comme des dérèglements immunitaires consécutifs à l’infection virale. Il semble aussi que ces médicaments diminuent l’expression des récepteurs ACE2 utilisés par le virus pour entrer dans les cellules, et un effet antiviral direct n’est pas exclu.
Des investigateurs convaincus. Dans un éditorial au Lancet, trois pneumologues de l’université de Barcelone qualifient les résultats de l’essai Stoic d’«importants» et d’«encourageants». Ils rappellent qu’il s’agit de la première fois que se dessine une intervention thérapeutique efficace et simple pour prévenir une évolution défavorable de Covid-19.
Mona Bafadhel (investigatrice principale de Stoic et investigatrice de Principle):
«En dernière analyse, l’essai Stoic montre qu’il existe un médicament très facile à se procurer et relativement sûr qu’on peut employer de façon précoce pour empêcher que les gens ne voient leur état de santé se détériorer.»
Du côté d’Oxford, la religion des investigateurs semble faite. Chris Butler, co-investigateur principal de la deuxième étude, cité dans un article du BMJ:
«Nous nous attendons à ce que les médecins qui s’occupent de patients Covid-19 en milieu communautaire (c’est-à-dire hors hôpital, ndlr.) prennent en considération ces données au moment de prendre des décisions thérapeutiques.»
Le National Health Service (NHS, système de santé public britannique) a réagi lundi 12 avril aux résultats de l’essai Principle en donnant son feu vert aux médecins prescripteurs pour un usage au cas pour cas chez les patients vulnérables (plus de 60 ans ou 50 ans et plus avec comorbidités).
Des experts prudents mais enthousiastes. Tous les médecins interrogés par Heidi.news se disent partagés entre un enthousiasme sincère et une prudence de bon aloi – les débats autour de l’hydroxychloroquine ont beaucoup secoué la communauté médicale et restent dans toutes les têtes.
Le Pr Christophe von Garnier, chef du service de pneumologie du CHUV:
«Si ça se confirme, je pense que c’est très important comme approche future, en prévention aiguë mais aussi peut-être pour prévenir les séquelles à long terme. On se pose beaucoup la question de comment aider ces patients. Il faudra peut-être quelques études pour confirmer mais ça peut avoir un vrai impact sur les personnes avec Covid-19.»
Le Dr Grégoire Gex, chef du service de pneumologie de l’hôpital du Valais, par ailleurs membre de la task force Covid-19 de la Confédération (qui s’exprime en son nom propre):
«C’est clair que c’est très attractif et on en parle beaucoup au sein de la task force. On aurait besoin d’avoir une confirmation de ces données, car avec un si petit nombre de patient on peut facilement sous-estimer ou surestimer un effet. En plus, il y a quelques risques de biais méthodologiques dans cette étude. Mais c’est un traitement bien connu, bon marché, qui pourrait beaucoup diminuer le poids sur le système de santé.»
Le Dr Hervé Spechbach, responsable de l'unité des urgences ambulatoires des HUG et co-responsable du «secteur E» de l’hôpital (dépistage Covid-19):
«Les investigateurs suggèrent aussi un effet à long terme sur le Covid long. On a beaucoup de consultations pour Covid long en ce moment, l’impact sociétal est important. C’est un élément de santé publique majeur à suivre.»
Le Dr Julien Salamun, membre du service de médecine de premier recours des HUG et co-responsable du «secteur E»:
«C’est une étude assez pragmatique et qui semble facilement applicable. On pourrait tout à fait envisager de prescrire ce genre de traitement à nos propres patients ou de le donner à un sous-groupe bien choisi. Ce ne serait pas difficile en pratique.»
Pourquoi c’est enthousiasmant. Le budésonide appartient à une classe de médicaments dit corticostéroïdes inhalés, qui compte plusieurs autres molécules analogues (fluticasone, béclométasone, ciclésonide). Bien connus des médecins, ils sont employés pour leur effet anti-inflammatoire contre l’asthme persistant et parfois la BPCO. Ils se présentent sous la forme d’une poudre à inspirer via un inhalateur intégré (un cylindre en plastique).
Les corticoïdes inhalés sont des candidats parfaits au repositionnement contre Covid-19, car ils sont:
Bon marché: Le produit utilisé dans l’étude coûte environ 36 francs pour 12 jours de traitement en Suisse (en moyenne les patients en ont pris une semaine).
Faciles d’accès: Le budésonide et les autres corticostéroïdes inhalé sont produits en masse et disponibles sous forme de génériques.
Très bien tolérés: L’effet indésirable le plus commun est l’apparition de mycoses buccales (et une voix rauque si l’on ne se rince pas la bouche après utilisation).
Grégoire Gex (hôpital du Valais):
«Les corticoïdes inhalés comportent très peu de risques. Il y a un peu plus de pneumonies bactériennes chez les utilisateurs chroniques, mais cela est négligeable pour une utilisation de quelques jours. De même, les effets secondaires habituels de la cortisone (prise de poids, aggravation du diabète, etc.) sont très faibles quand elle est donnée par voie inhalée et ne sont pas attendus pour un traitement si court. Quelques mycoses buccales passagères peut-être, mais c’est dérisoire. Donc le rapport bénéfices-risques apparaît comme sans doute très favorable.»
Christophe von Garnier (CHUV):
«Ce n’est pas tout à fait anodin quand même d’inhaler des corticoïdes. Si vous en donnez de façon non différenciée à tous les patients, vous pouvez déclencher des pneumonies ou en aggraver, donc je pense qu’il faut bien vérifier avant qu’il n’existe pas de contre-indications pour un tel traitement. Ce qui peut tout à fait être fait par des praticiens de premier recours, en cabinet médical par exemple.»
Et maintenant? On se dirige probablement vers une période de flottement, le temps d’avoir des données cliniques plus fermes permettant aux instances médicales (sociétés savantes, agences sanitaires) d’adapter la pratique courante. Il est en effet d’usage d’appuyer les recommandations médicales sur des essais randomisés de grande taille, afin d’éviter les retournements de situation dont la recherche clinique est coutumière.
Grégoire Gex (hôpital du Valais):
«Je pense que ça va être difficile de donner des recommandations formelles. Personne n’osera faire ça sur la base d’une étude pas en double aveugle et sur si peu de patients, et ça va se jouer sur pas grand-chose. Si on est purement scientifique on a envie d’attendre, mais si on est pragmatique on se dit que les bénéfices sont potentiellement importants et qu’il y a très peu d’effets secondaires, surtout avec seulement une semaine de traitement.
Suivant comment c’est présenté dans les médias, il est très possible qu’un large engouement se crée et que ce médicament soit beaucoup prescrit. Et après tout pourquoi pas, vu le très faible risque.»
Julien Salamun (HUG):
«Il y a un groupe de consensus sur les traitements Covid-19 aux HUG, qui rassemble infectiologues, pneumologues, spécialistes de l’ambulatoire, etc. Ils se réunissent toutes les deux semaines, analysent et décident ou non d’implémenter les nouveaux traitements dans nos guidelines. On peut imaginer que ce sera discuté rapidement, mais la conclusion pourrait être d’attendre des données plus complètes provenant d’autres études.»
La décision britannique d’ouvrir la prescription de corticoïdes inhalés aux patients vulnérables pourrait aussi faire école et accélérer la transition vers la pratique médicale. Voire inspirer les médecins de famille, qui restent en Suisse libres de prescrire hors étiquette («off label») pour peu qu’ils se conforment aux données de la science.