De quoi on parle. La chloroquine est une molécule utilisée depuis la fin des années 40 pour traiter le paludisme. C’est un dérivé chimique de la quinine, le premier médicament connu contre la maladie tropicale, extrait de l’écorce de l’arbuste quinquina. Quant à l’hydroxychloroquine, c’est un dérivé proche de la chloroquine, utilisé comme anti-inflammatoire dans les maladies auto-immunes (polyarthrite rhumatoïde, lupus). Une étude chinoise, publiée le 9 mars dans Clinical Infectious Diseases, a montré que l’hydoxychloroquine est plus efficace pour éliminer le virus in vitro que la chloroquine.
La chloroquine est un médicament à marge thérapeutique étroite, délicat à utiliser en raison de sa toxicité en cas de surdosage. L’hydroxychloroquine n’est pas dénuée de toxicité mais elle plus facile d’emploi. Dans les deux cas, ce sont aussi des médicaments bien connus, faciles à produire et peu coûteux, et donc d’excellents candidats au repositionnement. La chloroquine est commercialisée en France sous le nom de Nivaquine et l’hydroxychloroquine en France et Suisse sous le nom de Plaquenil, les deux étant fabriqués par Sanofi (mais génériqués).
La chloroquine et ses dérivés présentent la faculté d’éradiquer le plasmodium (parasite responsable du paludisme) mais possèdent aussi – de nombreux essais in vivo le montrent – une activité antivirale à large spectre. Le mécanisme n’est pas connu, mais il pourrait être dû à la faculté de ces molécules d’élever légèrement le pH des cellules de l’organisme. Ce changement rendrait plus difficile la fusion des virus avec la membrane cellulaire, et donc leur entrée dans la cellule hôte.
L’essai de Marseille. Sur la base de résultats préliminaires chinois et de l’activité antivirale attestée de la molécule, le microbiologiste Didier Raoult a obtenu début mars des autorités françaises l’autorisation de mener un petit essai clinique à Marseille pour tester l’efficacité de l’hydroxychloroquine sur des patients volontaires.
un total de 26 patients hospitalisés au CHU de Marseille pour une infection à Covid-19 dans un état modéré ont été traités à l’hydroxychloroquine (prise de comprimés, à raison de 600 mg par jour);
sur les 26 patients traités, 6 ont abandonné le traitement en début de protocole pour diverses raisons (3 pour transfert en soins intensifs, 1 décès, 1 sortie d’hôpital, 1 pour cause d’effet indésirable);
16 patients ont servi de contrôles, dont la plupart été recrutés dans les centres médicaux environnants (Nice, Avignon, Briançon).
Les résultats. L’objet principal de l’étude était de mesurer l’effet de la molécule sur la charge virale des patients. De ce point de vue, les résultats sont apparemment spectaculaires. Au bout de six jours, 14 des 20 patients (70%) traités à l’hydroxychloroquine et conservés à l’analyse n’avaient plus de virus détectable dans leurs sécrétions respiratoires, contre 2 patients sur 16 (6%) dans le groupe contrôle. C’est illustré sur le graphe ci-dessous.
À y regarder de plus près, c’est moins la seule hydroxychloroquine qui semble efficace que sa combinaison avec un antibiotique, l’azithromycine. Plusieurs patients (6 sur les 20 traités) ont en effet reçu les deux molécules en combinaison, et c’est chez ces derniers que l’effet semble le plus net.
La question de l’antibiotique. Pourquoi une telle combinaison? L’association hydroxychloroquine-antibiotique est bien connue à l’Institut Méditerranée-Infection, qui fait figure de pionnier dans le domaine. Le Pr Didier Raoult, dans une interview dédiée à la présentation des résultats:
«L’hydroxychloroquine est un médicament que je connais très bien, puisqu’on a inventé le traitement des maladies infectieuses bactériennes intracellulaires avec l’hydroxychloroquine, en association avec la doxicycline, qui figure maintenant dans tous les ouvrages de référence, et pour lequel j’ai dû traiter 4000 malades.»
Les auteurs indiquent que l’azithromycine a été choisie parce qu’elle s’avère efficace dans la prévention des infections respiratoires chez les enfants, en évitant les surinfections bactériennes fréquentes dans ces pathologiques. Elle possède par ailleurs un possible effet antiviral (contre Zika et Ebola).
Un résultat spectaculaire. Les patients Covid-19 restent typiquement positifs au test de dépistage pendant 20 jours en moyenne, selon les données chinoises. Réduire cette période de portage viral à 3 à 6 jours constitue, s’il est avéré, un résultat des plus spectaculaires.
L’absence de virus détectable implique généralement l’absence de symptômes (c’était bien le cas dans l’étude) mais aussi une contagiosité nulle ou très réduite. Les conséquences potentielles sur la prise en charge de l’épidémie de Covid-19 sont donc majeures.
C’est d’autant plus vrai que la molécule peut être employée en traitement de fond, ce qui permet d’envisager une utilisation préventive, par exemple chez les professionnels de santé exposés.
… mais très fragile. Plusieurs éléments invitent à une grande prudence concernant la validité des résultats. En médecine, le «gold standard» méthodologique est l’essai clinique contrôlé randomisé en double aveugle: c’est la seule façon de s’assurer, avec un niveau de preuve satisfaisant, de la validité d’un traitement. Ce n’est pas le cas de l’étude de Marseille, qui suit un protocole beaucoup plus faible.
L’essai n’était pas mené en double aveugle: les patients connaissaient leur traitement et les médecins aussi. Il n’était pas non plus randomisé, puisque tous les patients volontaires étaient traités. L’étude souffre par ailleurs de biais importants, qui affaiblissent la fiabilité des conclusions qu’on peut en tirer. En voici un florilège:
le nombre de patients (20 traités + 16 contrôles) est très limité et la prise en charge a eu lieu dans un seul centre médical;
le groupe contrôle était hétérogène et constitué pour bonne part de patients recrutés dans d’autres centres, ce qui affaiblit encore son utilité comme jauge de comparaison (les patients contrôles étaient toutefois plus jeunes en moyenne que les patients traités, ce qui tendrait à minimiser l’effet mesuré plutôt qu’à l’augmenter artificiellement).
quelques patients graves ont été exclus de l’étude;
en toute hypothèse, et même si c’est peu probable, l’impossibilité de détecter le virus à J+6 n’exclut pas une résurgence dans les jours qui suivent;
les rôles propres de l’hydroxychloroquine et de l’antibiotique associé ne sont pas clairs.
En d’autres termes, cette étude combine un effet mesuré très important à une qualité méthodologique très faible. D’où la difficulté de statuer.
Une publication expresse. Didier Raoult justifie la publication expresse de ces résultats préliminaires par l’urgence de la situation. Et de fait, en temps normal, il n’est tout simplement pas possible de conduire et publier les résultats d’un essai clinique, même de faible ampleur, en trois semaines.
L’étude a ainsi été acceptée par la revue International Journal of Antimicrobioal Agents en moins d’une journée. La biologiste néerlandaise Elizabeth Bik, spécialiste de la fraude scientifique, relève dans un tweet que l’un des rédacteurs en chef de la revue est également co-auteur de l’étude marseillaise.
L’avis d’un expert. Comme le note Apotheke-Adhoc, le virologue allemand Christian Drosten est très prudent sur ces résultats.
«On compare des pommes et des poires dans cette étude. […] Je ne veux pas dire que la chloroquine ne fonctionne pas. Mais la façon dont cette étude a été réalisée n’améliore pas la compréhension scientifique.»
Dans l’ensemble, la prudence est bien la tonalité dominante au sein de la communauté des spécialistes.
Les prolongements. Le faible niveau de preuve des résultats obtenus à Marseille justifie la conduite d’essais cliniques à plus grande échelle. Le 13 mars 2020, l’OMS a émis en urgence un avis pour ouvrir la possibilité de tels essais cliniques dans son plan de recherche et développement contre Covid-19.
L’hydroxychloroquine a été ajoutée au vaste essai clinique en cours en France, sous l’égide de l’Inserm, et en Europe, afin d’évaluer les traitements potentiels contre Covid-19. En France, la molécule sera à l’essai à l’hôpital Bichat (Paris) et dans les hôpitaux universitaires de Lille, Nantes, Strasbourg et Lyon.
Des essais sont également en cours d’élaboration dans plusieurs pays européens et aux États-Unis. Au moins une dizaine sont en cours en Chine.
L’un d’entre eux, mené à Shanghai, a donné lieu à une publication début mars. Cet essai clinique est très similaire à l’étude de Marseille puisqu’il portait sur 30 patients atteints de formes bénignes ou modérées de Covid-19, mais il était randomisé et les doses prescrites inférieures (400 mg par jour). Il a échoué à montrer un bénéfice de l’hydroxychloroquine.
Le laboratoire français Sanofi a par ailleurs annoncé, lundi 16 mars, qu’il était prêt à mettre sa molécule à disposition pour l’équivalent d’environ 300'000 patients. Le bâlois Novartis n’a pas tardé à suivre le mouvement, vendredi 20 mars, en se déclarant prêt à offrir jusqu’à 130 millions de doses de chloroquine.
En conclusion. Une panacée, la chloroquine et son dérivé? Assurément non. Impossible à ce stade d’affirmer avec certitude que ces molécules sont réellement utiles contre Covid-19. Il faut d’abord s’assurer de leur efficacité et préciser les patients pouvant en bénéficier.
L’hydroxychloroquine aux doses utilisées dans l’étude est généralement bien tolérée, mais elle n’est pas sans risque (troubles du rythme cardiaque, notamment). L’absence de résultats chez deux patients apparentés – une mère et son fils – suggère par ailleurs des différences de métabolisation importantes au sein de la population.
(Quant à la chloroquine, elle est d’emploi délicat car le surdosage peut intervenir à des doses proches des doses thérapeutiques. Après les tweets de Donald Trump s’enthousiasmant pour cet hypothétique traitement, des hôpitaux au Nigeria ont par exemple connu des cas d’intoxications aiguës.)
Les remèdes miracles sont de toute façon aussi fréquents en médecine que les licornes en course hippique. Mais la chloroquine constitue un espoir et une piste de traitement intéressante, et c’est déjà beaucoup.
Ce n’est pas la seule: le remdesivir (initialement développé contre Ebola) et le lopinavir (anti-VIH) étaient considérées, à ce stade, comme les deux pistes de traitement antiviral les plus sérieuses dans la prise en charge de Covid-19. Avec l’étude marseillaise, le duo est en passe de se transformer en trio.
Avec la collaboration de Sarah Sermondadaz