Le rôle des soins dentaires. C’est uniquement parce que le visage joue un rôle important dans la prostitution que les trafiquants d’êtres humains laissent leurs victimes entrer en contact avec des professionnels de la santé dentaire.
En première ligne, on trouve donc les dentistes qui exercent dans des centres sociaux et traitent les personnes les plus marginalisées. Ils peuvent identifier les victimes de la traite humaine à certaines maladies bucco-dentaires associées à des rapports sexuels forcés. Il peut aussi y avoir des symptômes de malnutrition, comme le déchaussement des dents ou des saignements des gencives.
Le dentiste légiste Emilio Nuzzolese attire aussi l’attention sur les traces dentaires que peut laisser la violence. Pour ce consultant d'Interpol, certaines déformations de la mâchoire et certains types d’espaces inter-dentaires peuvent être le signe de coups au visage.
Mais les trafiquants surveillent étroitement les consultations et laissent rarement leurs victimes seules avec le personnel médical. Si l'occasion d'un bref dialogue se présente, les professionnels de la santé doivent agir avec prudence. Un dentiste suisse qui travaille dans un centre social de médecine dentaire explique:
«Si nous commençons à poser des questions ou même si nous appelons la police, nous ne revoyons jamais la victime – et dans le pire des cas, les trafiquants se débarrassent d'elles pour effacer leurs traces.»
Dans son cabinet, ce dentiste se concentre donc sur une chose: leur fournir une aide médico-dentaire d’urgence, tout en espérant instaurer une relation de confiance, aussi bien avec la victime qu’avec son agresseur.
Les dentistes anglais pro-actifs. Dans d’autres pays européens, la prise de conscience relative à cette forme de criminalité organisée grandit– tant du côté du personnel médical que des décideurs politiques. Dans le British Dental – Team, une publication de la fédération des dentistes britanniques, les dentistes Emma Walshaw et Kishan Patel proposent au personnel des cabinets dentaires de Grande-Bretagne des conseils pour reconnaitre les victimes et les aider. L’année dernière, ils déclaraient:
«Les chiffres récents du gouvernement suggèrent que le nombre de victimes de la traite des êtres humains au Royaume-Uni est en augmentation – il y a de fortes chances que nous, dentistes, ayons également affaire à elles plus souvent que nous ne le pensons ».
Des chiffres glaçants. Selon l'Organisation internationale du travail, 21 millions d'adultes et d'enfants sont actuellement victimes de traite d’êtres humains dans le monde. Ce trafic rapporte jusqu’à 150 milliards de dollars de profit par an.
On ne connaît pas précisément l’ampleur du phénomène en Suisse. Le Conseil fédéral décrit l’exploitation humaine comme un «phénomène peu connu et probablement sous-estimé». Ce sont avant tout les associations spécialisées dans la protection des victimes et les organisations non-gouvernementales qui parviennent à suivre les activités liées à la traite sur le territoire. D’après le Centre d’assistance aux migrantes et aux victimes de la traite des femmes de Zurich, il s’agit principalement de victimes d’exploitation sexuelle.
Pour autant, la problématique surgit dans des secteurs très divers, parfois là où on l’attend le moins. «Je me suis occupée de nombreuses fois d’une femme qui travaillait comme aide au ménage», raconte ainsi Linda Stoll, médecin responsable de Meditrina, un centre médical zurichois pour personnes sans-papiers: «ma patiente vivait dans des conditions d’esclavage».
De son côté, le Centre d’assistance aux migrantes et aux victimes de la traite des femmes (FIZ) relate l’histoire d’une rescapée qui devait travailler 18 heures par jour, sans un jour de repos, pour une famille. La femme ne recevait pas suffisamment de nourriture et souffrait constamment de la faim. «Au cours de ces trois mois, j'ai pris l'habitude de me déplacer uniquement sur la pointe des pieds, sans laisser échapper un bruit, en cessant d'exister» ,décrivait la survivante. Même après sa libération, elle a continué, par habitude, à se déplacer sur la pointe des pieds.
Les services d’urgence, dénominateur commun. Une étude américaine sur les victimes qui sont parvenues à sortir du système, et autrefois contraintes à la prostitution, montre que près de 88% d'entre elles ont été en contact avec des professionnels de la santé pendant leur captivité. 26% sont entrées en contact avec des spécialistes en gynécologie et 27% avec des spécialistes en dentisterie. Selon l’étude, 56% des personnes secourues ont eu des interactions avec le personnel médical d'urgence pendant la période où elles ont été exploitées.
«Des chiffres similaires sont concevables en Suisse», affirme la Dre Makini Chisolm-Straker, une urgentiste américaine co-fondatrice de HEAL Trafficking, un réseau international de professionnels engagés dans la lutte contre la traite des êtres humains dans le domaine de la santé publique.
Dans la pratique, les urgentistes sont mieux placés que les dentistes pour aider les victimes. Dans un service d’urgence, il est notamment plus simple d’isoler une victime d’un trafiquant ou d’un proxénète durant une consultation et de contacter le service de protection des victimes. Cependant, seule une très faible partie des urgentistes est sensibilisé à cette problématique.
Plus de moyens pour repérer les victimes. Le Service de coordination contre la traite d'êtres humains et le trafic de migrants de l'Office fédéral de la police, Fedpol, a lancé en 2017 une campagne de sensibilisation à l’attention des professionnels de la santé. Jusqu’à présent, chaque canton a organisé une vingtaine de manifestations de sensibilisation dans les établissements médicaux. En 2020, le Centre d’assistance aux migrantes et aux victimes de la traite des femmes avait prévu deux manifestations dans toute la Suisse. En raison de la pandémie, une seule a pu avoir lieu.
Renouveler les formations. Makini Chisolm-Straker, pour sa part, souhaite davantage de soutien et d’encadrement:
«Chaque hôpital devrait développer un protocole de comportements adaptés pour traiter des victimes potentielles de la traite d’êtres humains.»
Pionnière en la matière, l’urgentiste a développé ce type de protocoles avec des rescapées de la traite aux États-Unis. Pour Makini Chisolm-Straker, une formation régulière est essentielle, parce que les professionnels de santé ne sont pas en contact couramment avec des victimes et parce que les lois et procédures d’alerte relatives à la traite d’êtres humains évoluent constamment.
Un groupe de recherche dirigée par la chercheuse Hannah Fraley de l’Université d'État de Californie a évalué l’ensemble des études -publiées jusqu’en 2018 - consacrées aux interventions des professionnels de santé en cas de suspicion de traite. Dans leur méta-analyse, les chercheurs concluent que les formations pour les professionnels de santé devraient être conçues en collaboration avec des rescapés du trafic humain du pays concerné, afin que les caractéristiques du trafic spécifiques au pays soient connues des soignants.
Former dès l’université. De leur côté, les dentistes britanniques Walshaw et Patel souhaiteraient instaurer une sensibilisation à la thématique dès les bancs de l’université.
Précurseur, le dentiste américain Michael O'Callaghan a été le premier à rédiger un article scientifique consacré à la façon dont les dentistes peuvent reconnaître les victimes de traite en 2012. Bien que certains professeurs rendent la lecture de cet article obligatoire dans leurs séminaires, Michael O'Callaghan regrette que cet enseignement soit encore sporadique, alors que la prise en charge de ces victimes requiert un savoir-faire particulier:
«Ces personnes sont profondément traumatisées et intimidées – elles ne vont pas accepter immédiatement notre aide avec des flots de reconnaissance.»
L’étude à la loupe
Le commentaire. L'étude est basée sur les informations fournies directement par les patients interrogés, sans évaluation de santé par des spécialistes. L'échantillon n'est pas particulièrement important, puisqu'il compte environ 100 répondants. Les résultats sont donc indicatifs, mais doivent être interprétés avec prudence et confirmés par des études complémentaires. En outre, les participants sont originaires des États-Unis, les résultats ne sont donc pas transposables à large échelle.
La fiabilité. Environ 100 personnes ont été interrogées qualitativement et quantitativement, sans examen professionnel par les pairs.
Le type d’étude. Etude d'observation, enquête.
Le financement. Abolition International, Institut Charlotte Lozier, The Giving Fund, The Greenbaum Foundation, Gulton Foundation, Inc, Vanguard Charitable Endowment Program.
Traduit et adapté de l’allemand par Dorothée Fraleux, Sarah Sermondadaz et Lorène Mesot