Avortement: les Etats-Unis entre faux-semblants et marketing politique

Bertrand Kiefer

Alors que la Cour suprême des Etats-Unis vient de revenir sur l'arrêt «Roe versus Wade», qui permettait jusqu'alors l'avortement, Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse et bioéthicien, prend la plume pour dénoncer la duplicité de la position américaine.

L’époque est à la duplicité morale. Prenez la lutte anti-avortement qui envahit les États-Unis. Tout n’y est que faux-semblants. Non que le sujet soit sans importance. Mais il est instrumentalisé, tordu. Le débat ne porte pas sur les termes du débat. Chez de nombreux conservateurs, évangéliques et catholiques, l’embryon est utilisé comme une sorte de concept mystique, où semble se jouer le sort de l’humanité, et qui prime sur tous les autres sujets de la morale politique. Comme si, comparé à lui, le destin réel des enfants, des femmes, la pauvreté et l’effondrement écologique n’avaient aucune importance.

La xénophobie et l’égoïsme réunis sous la bannière de l’anti-avortement

Aux États-Unis, donc, les conservateurs alliés à toutes sortes de mouvements chrétiens utilisent l’avortement pour masquer une vision raciale et patriarcale de la société, dont ils sentent qu’elle flatte l’égo et rassure beaucoup de monde, mais tout en suscitant une certaine gêne. Ils promeuvent donc un narratif politique en package, incluant l’opposition à la protection sociale et à toute immigration, le refus du mariage homosexuel, l’absence de contrôle des armes à feu ou encore le déni du changement climatique. Tout cela est placé sous la bannière de l’anti-avortement, vendu comme la protection absolue et courageuse de la vie, faisant ainsi passer une morale globalement xénophobe et égoïste pour une attitude noble.

En défendant l’embryon, on fait semblant d’agir en faveur de la faiblesse et de la vulnérabilité, de prendre au sérieux ce qu’on désigne comme l’absolu de la vie humaine. Et en même temps, cet absolu a l’avantage de ne requérir aucune contrepartie: pas de soins, pas d’éducation, pas de coûts. Le devoir conservateur se limite à «sauver des vies». Que ce soient en majorité des hommes, riches et Blancs qui décident, et des femmes, pauvres surtout et souvent Afro-américaines, qui portent le terrible poids de l’interdiction de l’avortement les indiffèrent. Ou peut-être même les ravit. Quant au destin des enfants non désirés et souvent promis à des vies difficiles, ils ne s’en préoccupent pas davantage. Au contraire: leur dureté politique est sans nuances envers les souffrances qu’ils contribuent à créer.

Une menace qui pèse aussi en Europe

En Europe aussi, le fœtus occupe le centre de gravité des politiques d’extrême droite. Selon un mécanisme assez semblable, dans de nombreux pays, souvent catholiques, le droit à l’avortement n’existe pas ou est menacé. Là aussi, un package politique cache une duplicité des intentions. Dans leur majorité, c’est à un monde de type patriarcal que les adversaires de l’avortement sont attachés. Un monde dans lequel le contrôle de la sexualité féminine sert au maintien d'une hiérarchie des genres et, au-delà, sociale, qui (selon eux) soutient la civilisation.

En Europe aussi, ces adversaires sont ceux qui voient des menaces dans tout type d’immigration, d’action pour la justice ou de politique visant le bien commun. Le combat contre l’avortement étant la partie visible d’un refus d’une société fondée sur les droits humains.

Quand l’embryon commence-t-il à être humain?

Certes, la question du statut anthropologique de l’embryon doit être prise au sérieux. Quand doit commencer le respect? La réponse n’a rien de simple.

  • Dès la fécondation, comme l’estiment les anti-avortement?

  • Mais alors pourquoi ne pas recueillir les embryons, souvent sains, qui n’arrivent pas à s’implanter dans l’utérus et sont éliminés naturellement?

  • Et à quel moment devra-t-on respecter un être humain cloné, le jour où un laboratoire fera cette manipulation?

  • D’autres pensent que le respect s’impose dès la séparation des cellules fœtales et placentaires.

  • Ou dès les premiers battements de cœur ou dès le début de l’activité électrique du cerveau.

  • Pour d’autre encore, il faut attendre la viabilité du fœtus hors du corps de la mère.

En réalité, des dizaines de critères peuvent sembler pertinents. Mais il est impossible d’en distinguer un qui soit décisif. Comme toujours dans la nature, et en particulier dans les processus d’évolution ou de développement, on ne peut distinguer autre chose qu’un gradualisme. L’embryon se construit, s’individualise et s’humanise progressivement, avec des sauts, certes, mais dont il est impossible de décider de manière incontestable que l’un serait plus convaincant que l’autre pour établir le début d’une personne.

La lutte contre l’avortement, une violente prise de pouvoir sur le corps des femmes

De cette incertitude découle une obligation de respect mutuel et d’abord du respect des droits des femmes. On en est loin. La lutte contre l’avortement s’apparente à une violente prise de pouvoir sur leur corps et leurs vies. Elle organise une mise en scène dont le résultat – ou la finalité – est de les installer dans une ambiance de culpabilité et même de terreur. Aux États-Unis, où pour renverser le droit à l’avortement le Parti républicain a construit un immense dispositif, passant par la conquête de la Cour suprême, c’est une guerre contre la liberté intime des femmes qui s’annonce. On commence déjà à préparer la fin de ce droit.

Pour repérer les ruptures de cycle qui ne mène pas à une naissance, des États américains envisagent de surveiller préventivement toutes les femmes en âge de procréer. Alors qu’elles sont utiles pour la gestion de la fertilité, les applications de suivi des règles commencent à être délaissées: elles pourraient servir de mouchard. Dans l’État de Géorgie, un projet de loi prévoit que les femmes ayant fait une fausse couche soient d’office soumises à une enquête pour tentative de meurtre. La police et la société se transforment en voyeurs du corps de la femme et en juges de sa vie reproductive.

Une attitude masculine paradoxale

Comment comprendre qu’une pareille folie liberticide puisse se saisir d’une grande démocratie libérale? Peut-être, en plus d’être une morale bon marché, représente-t-elle une forme d’exorcisme de l’étrangeté pulsionnelle et mal maîtrisée qu’est la procréation. Et de prise de pouvoir machiste sur la liberté des femmes et leur avantage stratégique dans la gestion de l’enfantement.

Le comportement de certains hommes apparaît quand même étrange. Parmi ceux qui s’opposent à l’avortement, beaucoup sont prêts à le proposer (ou l’imposer) lors de paternité non voulue dont ils sont responsables. Tout macho devrait donc, logiquement, être en faveur de l’avortement.

Mais ce qui se joue est plus complexe. S’applique le principe paradoxal et contre-intuitif qu’énonce Frédéric Martel dans Sodoma, son enquête sur la sexualité au Vatican: plus un prélat (ou un prêtre) est homophobe en public, plus il est probable qu'il soit homosexuel en privé. «Derrière la rigidité, il y a toujours quelque chose de caché; dans de nombreux cas, une double vie» a dit de son côté le pape François, en parlant de la sexualité. Il devrait appliquer cet aphorisme aux rigidités des anti-avortement.

Face à la biologie, aucune littéralité n’est possible

Dans le document qui a fuité de la Cour suprême des États-Unis [et confirmé par l’arrêt du vendredi 24 juin], le juge conservateur Samuel Alito a argumenté sa charge visant à renverser «Roe vs Wade» (jurisprudence favorable à l’avortement) à partir d’une interprétation littérale de la Constitution. Un peu à la manière des sectes qui prônent une lecture littérale des textes sacrés. Sauf que, face à la biologie, aucune littéralité n’est possible. «Les formes mêmes de définition des limites de l’humanité» n’ont jamais été assurées, rappelle Judith Butler. Il existe une «précarité fondamentale dans le fait d’être humain». Accepter ce flou et cette précarité de la limite, les prendre comme des éléments essentiels de la vie, les traduire en culture: c’est justement cela, être humain.