A la frontière de l'Ukraine, j'ai vu le revers de la guerre: l'humanité

Lorène Mesot

De la guerre en Ukraine, on sait l’horreur et l’absurdité. Les morts, les blessés, les destructions, les familles déchirées. On connaît moins la solidarité qu’elle a générée et la résilience de celles et ceux qui ont pris la route de l’exil, des femmes pour la plupart. Les fils, les maris et les amis, eux, sont restés au pays, la loi martiale interdisant aux hommes de 18 à 60 ans de quitter le territoire.

En minibus aux confins de l’Europe

Jeudi dernier, à Gland, j’ai sauté à bord d’un minibus conduit par deux amis suisses, Philippe et Alexandre, partis chercher à la frontière, au nord-est de la Roumanie, deux réfugiées ukrainiennes dont ils connaissaient un parent. Un périple de 4170 kilomètres à travers la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie et la Roumanie, motivé par l’intime conviction de «faire leur part». Grâce au minibus prêté par une association et aux réseaux sociaux, l’équipe a réussi à retrouver et ramener trois personnes supplémentaires, cinq en tout, réunissant ainsi des parents, des enfants et des petits-enfants en Suisse romande et en France voisine.

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«Si Philippe et Alexandre n’étaient pas venus, je pense que je ne serais pas sortie d’Ukraine», m’a dit Olga, une institutrice de 54 ans que nous avons retrouvée dans un hôtel bondé, à 70 kilomètres du poste-frontière de Siret en Roumanie. Le tableau était saisissant. Sur des airs de lambada et sous le regard immobile des cerfs empaillés d’un hôtel chic ayant bradé ses prix pour les réfugiés, Olga a conté son périple. La route depuis sa ville de Mykolaïv, sur la mer Noire, jusqu’aux portes de la Moldavie. Le refus des douaniers de laisser passer son mari âgé de 58 ans. Les nuits dans la voiture à se demander que faire. La décision de rentrer chez eux à deux plutôt que de se séparer. L’attaque massive de l’armée russe qui coupe leur route du retour. Le choix déchirant de la séparation. L’image de son mari la regardant partir à la frontière roumaine où il l’a accompagnée, avant de rentrer, seul, à Mykolaïv en voiture.

L’amour, pas la guerre

Les mots d’Olga étaient teintés de douleur, mais aussi de reconnaissance envers les volontaires roumains et moldaves qui l’ont soutenue dès son passage de la frontière. Nourriture, trajets, traduction, carte SIM: ils ne l’ont pas lâchée. Ensemble, à la frontière roumaine, ces volontaires forment un rempart d’humanité, largement porté par la communauté étudiante de Suceava, le chef-lieu de la région.

Dans cette ville de 100’000 âmes, j’ai croisé Cristian, Eduard, Mikaela, Livia, Dana et encore Nicolae. Ils ont la vingtaine, parfois moins. Ils étudient le droit, l’économie ou encore l’ingénierie. Entre les cours et durant la nuit, ils se relaient sans relâche pour traduire, conduire, récolter couches pour enfants et nourriture, acheminer des vivres du côté ukrainien de la frontière, le long des files d’attente. L’ONG «Dragoste, nu război» — «L’amour, pas la guerre» en français — fondée pour l’occasion, a même créé un «Airbnb de la catastrophe» en centralisant dans une base de données toutes les places de couchage mises à disposition par les habitants de la ville, soit plus de 200 logements gratuits alors que tous les hôtels sont complets à des kilomètres à la ronde. En Roumanie, depuis le 24 février, la solidarité fait des nuits blanches.

Au retour, dans l’avion au départ de Bucarest, j’étais assise à côté de Dasha, une danseuse professionnelle de 24 ans, passionnée de rumba, qui a fui Kiev en bus, il y a quelques jours pour rejoindre la Moldavie puis la Roumanie, seule.

Rien ne la différenciait des dizaines de milliers de voyageurs qui transitent chaque jour par l’aéroport de Francfort. Ses mots seuls portaient les stigmates de la guerre. Durant le vol, jamais elle ne s’est plaint de sa situation personnelle, malgré l’abandon soudain de tout ce qui nourrissait son existence et animait son quotidien. Ses pensées allaient à sa famille restée dans le Donbass et à son ancien partenaire de danse. Sur ses propres incertitudes, rien. Pourtant, elle n’avait jamais mis les pieds à Nuremberg, sa destination, et ignorait si elle pourra continuer d’exercer son métier, la danse.

Jeudi 3 mars au petit matin, en grimpant dans le minibus qui m’a conduit en Roumanie, je redoutais les horreurs de la guerre. Mais derrière des récits d’exil bouleversants, j’ai trouvé des personnes magnifiques d’humanité partout où j’ai mis les pieds.