Basé à Nairobi, Alexandre Liebeskind, directeur régional HD Sahel, Grands Lacs et Afrique francophone, explique :
« On a le sentiment qu’on couvre assez bien nos territoires, ce qui permet d’éviter une situation de type «unknownunknown», mais il existe une grosse exception. Les groupes djihadistes au Sahel, en Afrique de l’Ouest (Nigeria) ou en Somalie se fichent totalement du Covid-19, voire entendent en profiter. »
Comment le Covid-19 fait le lit des djihadistes.
Narratif: le virus est une punition divine qui s’abat sur les Occidentaux et les traîtres parmi eux.
Opportunisme: « Ils ont perçu cette crise comme un élément perturbateur pour les États, une occasion de redoubler leurs efforts militaires et de récupérer la grogne sociale puisque les conséquences économiques sont dévastatrices en Afrique»
Identité: être impitoyable fait partie de leur marque de fabrique.
Nature du virus: ces groupes, essentiellement implantés en zone rurale ne voient pas les effets du Covid-19, et refusent l’accès au territoire où il pourrait être présent.
« Comme la polio, il s’agit d’une maladie qui ne se voit pas; toutes sortes de théories du complot circulent à son propos au sein des islamistes, qui n’y voient pas d’intérêt».
En Afghanistan, HD a finalement pu percer quand les Talibans ont été touchés et ont vu leurs propres enfants en souffrir.
Responsabilité des humanitaires. La communauté humanitaire n’a pas réussi à négocier une action indépendante avec les groupes djihadistes. Alexandre Liebeskind :
« Il existe de vrais trous comme dans le nord du Nigeria, au Sahel, au Mali, en Somalie, où les humanitaires ont consenti à des compromis qui vont à l’encontre de tous les principes d’une action saine. On monnaie des intermédiaires en espérant qu’ils agiront sans présence sur le terrain, sans évaluation indépendante des besoins et de l’action. Le prix à payer est assez cher.»
Les programmes des humanitaires qui véhiculent des valeurs occidentales et sont perçus par les djihadistes comme menant un double jeu, pose problème.
« Les humanitaires ont un ordre du jour de plus en plus idéologique, c’est vrai. Il faudrait une vraie réflexion collective sur la façon de regagner l’accès à ces zones djihadistes. »
Ce qui fonctionne. Selon Alexandre Liebeskind, l’essentiel est L’accès aux communautés, parfois davantage qu’aux territoires. On entend par communauté un groupe qui parle la même langue. L’Afrique en compte 1000 à 2000.
« La seule chose qui tient en Afrique quand tout le reste ne fonctionne pas, est le tissu communautaire. Les communautés sont la fabrique politique du continent. »
Chacune a sa diaspora, avec des membres de la communauté présents dans les capitales. Alexandre Liebeskind:
«Travailler avec leur leader donne une assez bonne idée de ce qui se passe sur le terrain. Grâce à eux, il est possible de faire de la médiation de conflits locaux. Pour donner de la voix, comme les crieurs publics du Valais dans les années 50, cela fonctionne. »
«Si ça flambe quelque part, on le saurait même dans des endroits très reculés, ce qui est déjà important. En cas de doute, on peut envoyer des équipes médicales.»
Ces leaders sont de trois types:
Leaders nomades ou éleveurs transhumants: un très gros réseau. Au Sahel (Mauritanie, Niger, Mali, Burkina Faso et Tchad) il existe plus d’un millier de leaders communautaires nomades.
Leaders religieux: un réseau de 200 leaders religieux et plus de 1000 organisations de jeunesse au Sahel. Particulièrement importants en terres musulmanes, ils donnent accès aux madrasas et aux mosquées.
Groupes armés: milices d’autodéfense communautaires et insurgés politiques dans les pays en conflits. Ils sont structurés et donc capables de transmettre de l’information. Par exemple en République Centre-africaine, 14 groupes armés contrôlent 80% du territoire.
La négociation. Pour avoir de l’information, préparer le terrain, négocier des garanties de sécurité humanitaire ou les services de l’État, il faut négocier avec ces réseaux qui sont souvent assez réceptifs. Le HD a négocié des cessez-le feu humanitaires ou l’adoption de déclarations de solidarité par lesquelles les communautés s’engagent à faire de la prévention et à coopérer avec les services sanitaires de l’État ou les ONG humanitaires.
Les cordons sanitaires. En cas d’épidémie en Afrique, on ne confine pas, mais on organise des cordons sanitaires autour de la zone du foyer épidémique jusqu’à ce que le virus disparaisse. En cas de résurgence dans des zones spécifiques, ce genre de stratégie sera privilégiée. Bémols :
Difficile de le faire en zones djihadistes
Pour palier à la faiblesse des services sanitaires de l’État, des acteurs externes – MSF avec l’OMS et Unicef – traitent et repartent. Tant qu’il n’y aura pas de structures établies et fonctionnelles, il y aura résurgence et réapparition de trous noirs humanitaires.
Tabler sur la résilience africaine Jusque-là l’hypothèse de départ qui consistait à penser que l’Afrique serait très éprouvée ne se vérifie pas. D’une part, parce que l’Afrique a pris des mesures bien avant l’arrivée du virus et d’autre part, parce que la moyenne d’âge de sa population est de 20 ans, voire 15 dans le Sahel. Ce virus, pour une fois, pourrait redonner confiance aux Africains dans leurs capacités de résilience et de s’en sortir mieux que les autres.