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Comment je me suis lancée sur la trace de l'art suisse

Bonjour, c’est Christine, à Porrentruy. A une heure d’ici s’ouvre dans une semaine la plus grande foire d’art du monde, Art Basel. Collectionneurs, galeristes, artistes et curateurs s’y retrouvent, 27 mois après la dernière édition. J’y serai aussi, mais le sujet de mon enquête pour Heidi.news est un peu différent: l’art suisse, ça existe? Et si oui où se trouve-t-il et à quoi ressemble-t-il? J’ai arpenté tout le pays pour répondre à ces questions.

Le peintre suisse Franz Gertsch, 91 ans, dans son atelier à Rüschegg dans le canton de berne, août 2021. Photo: Kostas Maros pour Heidi.news
Le peintre suisse Franz Gertsch, 91 ans, dans son atelier à Rüschegg dans le canton de berne, août 2021. Photo: Kostas Maros pour Heidi.news

Tout a commencé par un coup de fil de Heidi.news, il y a exactement une année. Le nom du rédacteur en chef s’est affiché sur mon téléphone alors que je visitais pour la première fois le chantier du Théâtre du Jura à Delémont, que le canton attend depuis 40 ans et qui va s’ouvrir dans quelques jours. «J’ai un truc à te proposer, dit-il. J’aimerais que tu nous racontes l’art suisse. Qu’est-ce que tu en dis?»

La ligne n’était pas bonne et je n’étais pas sûre, en effet, de bien le comprendre. D’abord, et il le savait bien, mon travail à l’Office de la culture du canton du Jura, dont j’ai la responsabilité depuis six ans, me prenait tout mon temps. La pandémie l’a compliqué: depuis avril 2020, l’office est le portail d’entrée de toutes les demandes d’indemnisation du milieu culturel jurassien. Des dizaines de dossiers nous parviennent et une quantité de questions inédites se posent. Du jamais vu. Des bases légales qui auraient exigé une année de procédure en temps normal sont inventées en quelques jours, nous nous improvisons comptables, pompiers ou assureurs. Parallèlement, mon équipe et moi continuons à travailler sur nos projets.

Mais il y avait autre chose: quand j’ai entendu «art suisse», j’ai cru que la mauvaise connexion me jouait des tours. C’était plutôt un état des lieux de l’art «en» Suisse qui intéressait Heidi.news, n’est-ce pas?

Quand j’étudiais l’histoire de l’art à l’Université de Lausanne, l’expression «art suisse» était très mal vue. Nous étions dans les années 90 du siècle dernier. Pour le 700e anniversaire de la Confédération, en 1991, Pro Helvetia s’était lancé dans une opération démentielle: la publication d’une encyclopédie sur l’art suisse, Ars Helvetica. Le titre était en contradiction avec les propos de ses auteurs, qui rejetaient catégoriquement l’expression: «Etudier l’art dans les frontières politiques est un exercice stérile. Il y a avant tout des œuvres de bonne ou de mauvaise qualité. Existe-t-il un art suisse? L’histoire de l’art récente le dément. Il y a un art en Suisse et un art de Suisses», écrivait Beat Wyss, l’un des auteurs. Parler d’art suisse, c’était faire porter à l’art une dimension identitaire, c’était faire trop directement référence à l’art national, voire nationaliste que l’on a vu poindre à la naissance de la Suisse moderne, après 1848, au moment où le jeune Etat se cherchait une image commune. La guerre à l’art suisse s’est poursuivie dans un ouvrage sur les artistes suisses que Michel Thévoz, son auteur, avait titré de manière provocante, en référence à Ben qui ne l’est pas moins: L’art suisse n’existe pas.

Un écosystème foisonnant

Je croyais donc avoir mal compris. Mais lorsque j’ai commencé mes recherches, j’ai constaté que l’appellation «art suisse» n’était plus si taboue. La banque Pictet collectionne «l’art suisse», y compris contemporain, sans que cela ne soulève de soupçons. Le Kunsthaus d’Aarau en est à sa quatrième exposition panoramique sur l’art suisse. Le Musée d’Orsay à Paris a célébré cette année les «Modernités suisses». La majorité de mes interlocuteurs rejetteront cette expression. Mais quelques autres, comme Frédéric Elkaïm, dont le point de vue atypique et éclairant ouvre cette série, n’auront aucun problème à parler d’art suisse.

Il ne s’agit évidemment pas d’un groupe constitué et revendiqué, comme l’ont été les Young British Artists dans les années 1990 à Londres. Mais simplement d’une appellation décomplexée qui décrit un écosystème formé des différents acteurs du milieu, qu’ils soient «en» Suisse ou «de» Suisse.

Car finalement, oui, j’ai accepté la proposition d’Heidi.news et je suis partie découvrir l’art visuel de notre pays, grâce à quelques semaines de congé et pas mal de week-ends.

Parce que la culture, et l’art en particulier, m’ont toujours passionnée. Comme journaliste d’abord, au Nouveau Quotidien et au Temps. Puis aujourd’hui, en tant que responsable d’un service cantonal de la culture. Le rapport de l’art au territoire m’a aussi beaucoup intriguée, c’est peut-être le défaut de tout Jurassien qui a vu ses artistes s’engager pour la création d’un canton.

Les artistes, chez eux

Pendant une année, au rythme imposé par mes disponibilités, je suis allée à Zurich, à Bâle, à Genève, mais aussi en Engadine, cette nouvelle destination convoitée par le milieu du marché de l’art. J’ai quitté les villes pour rencontrer des artistes, chez eux, dans leur atelier: Franz Gertsch dans sa ferme des Préalpes bernoises, Miriam Cahn dans le village de Stampa dans le Val Bregaglia, Claudia Comte sur une colline de la campagne bâloise, Latifa Echakhch et Valentin Carron à Fully, Augustin Rebetez dans sa maison d’enfance à Mervelier, Michel Grillet dans son sous-sol à Vésenaz.

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La nouvelle œuvre de Not Vital, Tuor per Susch, 2020, en Engadine. Photo: Kostas Maros pour Heidi.news

Les artistes que j’ai interrogés sont pour la plupart confirmés et collectionnés par les musées, les pouvoirs publics, les banques et les assurances. J’ai tenté de comprendre comment ils se sont fait connaître, ce qu’ils avaient à dire sur leur pays et sur le monde dans lequel ils vivent. Les écoles d’art, les banques privées, les lieux alternatifs, les musées, les galeries et les centres d’art, ces typiques «Kunsthallen » qui oxygènent la Suisse, m’ont ouvert leur porte. J’ai parlé à ces commissaires d’exposition que l’on appelle aujourd’hui curatrices et curateurs  – et nous en avons de fameux.

Les dizaines de personnes croisées durant ces voyages en art suisse m’ont nourrie de leur regard et m’ont remise en question. Après tout, c’est ce que l’on attend de l’art. Surtout, et c’est la seule conviction que je ramène, elles m’ont montré que l’art en Suisse, malgré la taille du pays, était d’une qualité exceptionnelle, voire unique au monde. Les artistes appartiennent ici à un ensemble stimulant, composé de collectionneurs actifs et attentifs, de curateurs exigeants, de multiples possibilités d’exposer. Ils sont soutenus d’une manière stable et forte non seulement par les collectivités publiques mais aussi – et peut-être surtout – par de nombreuses entreprises, des fondations et beaucoup de particuliers. Ils ont des racines et des cultures différentes, ce qui contribue à l’originalité de leur création. Enfin, et c’est l’explication qui revient le plus souvent, si l’écosystème de l’art est si puissant, c’est que la Suisse dispose de plusieurs excellentes écoles d’art.

Une Exploration confinée

Encore une chose: j’ai exploré le milieu de l'art dans une période faite d’interdictions. Le marché de l’art, si puissant depuis les années 2000, s’en sortira sans trop de problème, à voir le nombre de galeries qui seront présentes la semaine prochaine à Art Basel. Mais les artistes, eux, ont vu leurs projets repoussés ou annulés, leurs mouvements entravés et leurs œuvres renvoyées par les galeries. J’ai constaté que malgré la paralysie générale, ils ont continué à travailler. Certains en ont profité pour se former ou tenter de nouvelles expériences. Mais l’art en Suisse est fait d’échanges internationaux et de fluidité, il n’est rien sans le monde. Seul avantage: j’ai eu la chance de les trouver chez eux, dans un moment propice à la réflexion, alors que leur vie est habituellement faite d’allers-retours.

La fermeture des frontières, qui aurait été asphyxiante si elle avait duré, m’a obligée à explorer l’intérieur du pays. J’en ai pris mon parti, persuadée que les Suisses ne connaissent pas assez la Suisse. Mais il manque à cette exploration sa dimension internationale: des artistes suisses vivent et créent dans le monde entier, et en particulier dans les capitales culturelles comme Paris, Berlin et New York. Ils bougent d’ailleurs de plus en plus, à tel point qu’il devient difficile de les suivre durant tout leur parcours. Les galeries qui les représentent sont installées dans plusieurs continents. Les tendances artistiques sont aujourd’hui universelles. Dans cette exploration, c’est une image impressionniste, subjective, involontairement confinée dans les frontières politiques que je livre de l’art suisse. Mais l'«archipel suisse», comme l’appellera joliment l’une de mes interlocutrices, laisse d’autant mieux voir sa puissance qu’on le sait, par ailleurs, intégré à un vaste monde.