Des membres du Collectif R lors d'une conference de presse sur le cas de personnes etrangeres soumisent a des mesures de contraintes en vue d'un renvoi vers l'Italie, ce mercredi, 22 fevrier 2017, à Lausanne. | Keystone /Jean-Christophe Bott

Le renvoi en cours d’année scolaire, ce cauchemar politique

Amiran, 9 ans, et sa mère Lela, 30 ans, ont été brutalement renvoyés en Géorgie. Leur histoire pose la question du renvoi en cours d’année scolaire, sujet hautement sensible. Cette année, plus de 30 enfants ont déjà été renvoyés dans leur pays d’origine.

Publié le 15 décembre 2022 17:00. Modifié le 16 décembre 2022 08:55.

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Depuis plusieurs années, le petit Amiran est suivi par Nathalie Diaz-Marchand, psychologue à l’association Appartenances-Genève, qui œuvre pour la promotion de la santé psychique et communautaire des personnes migrantes. Cette dernière est sous le choc. Elle décrit un mélange de tristesse, de colère, d’impuissance et d’incompréhension:

«C’est d’autant plus brutal, que la mère avait rendez-vous à l’Office cantonal de la population le 8 décembre. (Le renvoi ayant été exécuté le 30 novembre, ndlr.) Sachant cela, j’avais même demandé un délai pour envoyer mon certificat médical. Ils n’avaient absolument aucun moyen de savoir que ça leur tomberait dessus ce jour-là. Rien n’a pu être fait pour préparer Amiran.

Outre le traumatisme actuel, cette extrême brutalité risque d’avoir des conséquences à moyen et long terme sur sa santé psychique. Et quelles ressources restent-ils à ses parents, aussi forts soient-ils, pour porter leur enfant?»

A Genève, l’émotion

Pour les enfants comme Amiran, dont l’existence a déjà été chahutée — par des violences conjugales, notamment —, le renvoi risque de réactiver des difficultés passées, détaille encore la psychologue. Alors, elle a décidé de continuer les séances avec le petit garçon. Par WhatsApp, à l’horaire habituel:

«Amiran allait enfin mieux. Aujourd’hui, il est de nouveau extrêmement agité. Il ne va pas bien. Quelle image conservera-t-il de la Suisse? Qu’est-ce que lui enseigne cette brutalité?»

La brutalité de la procédure laisse tout le monde pantois, explique Nathalie Diaz-Marchand:

«On ne se rend pas toujours compte de ce que ces renvois provoquent en Suisse. Hier (le 8 décembre), j’ai eu un appel de la logopédiste d’Amiran qui voulait qu’on se coordonne pour le suivi… sans savoir qu’il avait été renvoyé.

Sans parler de l’état des camarades de classe et de son enseignante. C’est extrêmement violent et source d’incompréhension. Et avec quelles conséquences sur le mental des camarades qui sont aussi dans des situations administratives précaires?»

Un précédent célèbre

En 2017, le magazine Mise au point consacrait une émission à la famille Krasniki expulsée en décembre 2016 au Kosovo. L’affaire avait alors fait grand bruit. Le départ du couple et de leurs trois enfants du village d’Avully a laissé des cicatrices béantes auprès des copains de classe des enfants, de leurs coéquipiers de foot, des voisins et des enseignants, notamment.

En 2016, alors que l’histoire de la famille rom faisait les gros titres, les conseillers Anne-Emery Torracinta (PS) et Antonio Hodgers (Les Verts) étaient montés au créneau, se prononçant publiquement contre le renvoi des enfants en cours d’année scolaire. Dans les colonnes du Matin Dimanche, en 2016, la première déclarait: «Je n'ai pas de problème à dire que Genève devrait résister [à la politique fédérale]. Comme le fait le canton de Vaud. Mais résister en interpellant Berne. Parce que la responsabilité in fine est là-bas.»

Un an plus tard, à l’occasion de la diffusion du Mise au point consacré à la famille Krasniki, fidèle à ses convictions, la ministre genevoise de l’instruction publique rééditait:

«On avait une politique à Genève depuis très longtemps qui était de ne pas renvoyer en cours d’année scolaire. Aujourd’hui, avec ce que fait la Confédération, ça n’est plus possible. Nous avons demandé, au nom du gouvernement genevois que ceci s’arrête, qu’on puisse au moins éviter les renvois en cours d’années. (…) Genève a décidé de s’adresser à la conseillère fédérale (Simonetta Sommaruga). On l’a fait, elle nous a répondu, c’est moyennement convaincant, mais elle a néanmoins décidé d’être prête à discuter avec le canton pour essayer d’éviter les renvois, notamment en cours d’année scolaire. (…) Je suis agacée par une politique clairement inhumaine. (…)»

Quelle marge de manœuvre pour le canton?

Interpellée personnellement sur la situation d’Amiran, Anne-Emery Torracinta laisse à son département le soin de répondre, conjointement avec le département de la sécurité. Ils ne s’expriment pas sur les cas particuliers, mais expliquent:

«Le Conseil d’Etat souligne que des départs volontaires, durant les vacances scolaires d'été, sont proposés aux familles avec enfant scolarisé afin de permettre à ces derniers de terminer l'année scolaire. Pour des personnes comprenant difficilement le français, des médiateurs communautaires sont mandatés afin d'expliquer la situation et la nécessité d'éviter des renvois non programmés dans l'intérêt des enfants et de leur entourage.»

Le Canton ajoute que, lorsque les familles refusent de partir volontairement durant les vacances d’été après s’y être engagées, parfois à plusieurs reprises, elles «mettent les autorités dans l'obligation d'exécuter leur renvoi sous contrainte».

Interrogé sur le renvoi d’enfants en cours d’année scolaire, l’autorité fédérale responsable de l’expulsion, le Secrétariat d'État aux migrations (SEM), se soustrait à la question et renvoie au canton de Genève.

Tombés de haut

Hasard du calendrier: trois jours avant le renvoi, Lela Abashidze et Amiran posaient devant l’objectif en compagnie d’un membre de l’exécutif genevois dans le cadre de la projection du documentaire «Joie de vivre», qui présente le portrait de six personnes migrantes du foyer de Rigot — dont la mère et le fils.

«Cette personne haut placée s'est levée après le film, est venue pour me féliciter et m'a dit "je suis très ému". Aujourd’hui, c’est la désillusion, je suis déçue», confie la réalisatrice du documentaire, Mariana Paquin:

«J'ai l'impression que tout le travail d'intégration qu'ont effectué Lela et Amiran n'a servi à rien. Tous les liens tissés avec la population et les professionnels qui les ont suivis et aidés — assistants sociaux, médecins, psychiatres, professeurs, avocats, amis, associations — et toute cette belle énergie, d’un aussi grand nombre de personnes, sont complètement gâchés. Tellement d'efforts réduits à néant. Nous avons tous été choqués et je me suis sentie terriblement impuissante.

Je me demande aujourd'hui: si on n'écoute pas les comptes-rendus des médecins, si on ne prévient plus les avocats sur la situation de leurs clients, si les productions culturelles comme ce documentaire ne changent rien, où va notre société? Quel est notre rôle à chacun? Notre utilité?»