Le jour où Amiran, 9 ans, s'est fait réveiller par la police
Amiran, 9 ans, et sa mère Lela, 30 ans, ont été renvoyés fin novembre 2022 en Géorgie, en vol spécial depuis Genève. Il est rare, dans ces conditions, que les personnes puissent relater leur histoire. Depuis Tbilissi, ils ont accepté de raconter cette journée noire.
C’était une soirée comme une autre, pour un enfant comme les autres. A Genève, Amiran, 9 ans, s’est endormi en songeant à l’évaluation de maths qu’il allait recevoir le lendemain. Mais le réveil n’a jamais sonné. C’est la police qui l’a arraché aux bras de Morphée, vers 6 heures du matin le 30 novembre 2022.
Ce jour-là, un mercredi, Amiran n’est plus un enfant comme un autre mais un requérant d’asile débouté, contraint de monter dans un avion sous escorte policière, avec ses parents. Tant pis pour ses lunettes de vue, restées à l’école, et les adieux aux copains de classe. Tant pis s’il a passé la moitié de sa vie en Suisse.
Depuis Tbilissi, où ils vivent désormais à sept dans trente mètres carrés, mère et fils ont accepté de raconter ce décollage contraint et les projets d’avenir envolés.
«Il n’était pas humain, comme s’il ne ressentait rien»
«Qu’est-ce qu’on a fait de mal?» «Est-ce qu’on doit aller en prison?» Ces questions, Lela Abashidze, 30 ans, les garde marquées au fer rouge. C’est celles que lui a posées son fils en voyant débarquer cinq hommes en tenue de policier dans leur studio au centre d’hébergement de Rigot, à l'heure où blanchit le bitume. «J’ai d’abord pensé que c’était un Securitas, mais comme ils étaient plusieurs, j’ai compris», se souvient la jeune femme, au téléphone.
«Ils étaient cinq. Ils nous ont demandé de nous habiller. J’étais terrorisée. J’ai dit que je ferai tout ce qu’ils voulaient mais que je souhaitais qu’ils restent calmes devant mon fils. Il a déjà eu assez de traumatismes pour toute une vie. Ils paraissaient touchés. Je ne crois pas qu’ils s’attendaient à tomber sur une mère et un enfant qui parlaient bien le français.»
Lela supplie de pouvoir passer un coup de téléphone, mais il faudra patienter. Les agents poseront la question à leur supérieur. En attendant, il faut empaqueter les affaires en catastrophe et monter dans la voiture de police, garée devant le bâtiment. Le véhicule file à l’aéroport, sans détour.
Le trajet est difficile, ponctué des larmes et des cris de l’enfant, se souvient sa mère, la voix étranglée. «Moi aussi, j’ai craqué. Amiran m’a vue pleurer.»
«A l’aéroport, nous avons rencontré le chef. La pire personne que j’aie jamais vue. Il n’était pas humain, c’est comme s’il ne ressentait rien. Il a dit que je ne pouvais appeler personne. L’avion était vide. On était huit Géorgiens, certains étaient menottés. Mon mari était là — nous sommes séparés et n’habitons plus ensemble depuis d’importants épisodes de violences conjugales. Ils l’ont placé dans une autre rangée. Il y avait une trentaine de policiers.»
Arrivée à Tbilissi, la capitale géorgienne, Lela Abashidze rejoint une partie de sa famille avec Amiran. Ils résident, depuis lors, dans le petit appartement de sa sœur et de son mari, avec leurs trois enfants et l’incertitude du lendemain.
«Je crains ma belle-famille. Elle est très en colère que je sois séparée de mon mari. J’ai vraiment peur. On ne peut pas rester ici, sinon je vais finir soit violentée – et la police géorgienne se fiche des femmes battues –, soit en psychiatrie», souffle la trentenaire dans le combiné.
Plus que tout, elle craint pour la santé d’Amiran, qui s’alimente mal et peine à trouver le sommeil depuis le renvoi.
Des mesures proportionnées?
Interrogé sur la proportionnalité des mesures policières déployées — cinq policiers pour aller chercher une femme de 30 ans et un enfant de 9 ans à domicile —, le Département de la sécurité, de la population et de la santé (DSPS) du Canton de Genève rappelle que l’Etat ne se prononce pas sur les situations particulières. Il fait savoir, par écrit:
«Le Conseil d’Etat note que le nombre de policiers mobilisés pour effectuer un renvoi, lorsque la contrainte est nécessaire, est adapté et proportionnel aux spécificités de chaque cas; le but étant d'assurer la sécurité des personnes à renvoyer et du personnel impliqué.»
En 2022, 27 vols spéciaux ont été affectés au départ de la Suisse. C’est moins que l'année précédente, note le Secrétariat d’État aux migrations (SEM). Il s’agit du niveau de rapatriement le plus contraignant. Controversé, il intervient en dernier recours notamment lorsque la personne à rapatrier «est susceptible d'opposer une forte résistance physique» et «lorsqu’aucune autre solution ne permet de faire respecter la volonté du législateur.»
«Ma mère est beaucoup de stress, moi aussi»
La voix du petit garçon se fait entendre au téléphone. Il est sur haut-parleur, des conversations animées, en géorgien, tapissent le fond sonore. Il peine à contenir son excitation, les mots s’entrechoquent:
«Le chef, c’était une personne très méchante. Il nous a acheté des tickets pour aller dans l’avion. Il nous a obligés à aller dans l’avion. Il nous a fait beaucoup pleurer. Ma mère a eu beaucoup de stress, en fait moi aussi. J’ai passé un bon moment dans l’avion, ils m’ont donné deux grands chocolats et cinq-six muffins. Je les ai tous mangés, j’avais si faim.
En fait, j’aimerais pas rester longtemps en Géorgie. (…) Je dois aller à l’école et j’accepte pas, pour des raisons secrètes. Parce que j’aimerais pas apprendre des choses de 8P en 6P, ils font ça ici, ils ont appris les divisions en 6P déjà.
J’ai pu parler avec un copain, il s‘appelle Mathias. Il a dit qu'il y a beaucoup de personnes qui ont pleuré quand je suis parti. C’était le mercredi, le jour où j’avais le résultat du test de géo et de maths. Ils m’ont montré, j’ai eu 4,5.
Je lui ai dit que j’allais en France et que des fois, il y a des personnes qui peuvent me visiter. Ma mère propose d’aller en France ou en Belgique, tu proposes quoi, toi? En France, il y a un parc d’attraction très grand. Bientôt tous les enfants de mon école auront réussi à aller là-bas, sauf moi. Alors moi, je vais aller, et je pense tous les Noëls, parce que je peux rester.»
Entre janvier et octobre 2022, 34 enfants âgés de 4 à 15 ans ont été renvoyés, indique le Secrétariat d’État aux migrations. Il n’est pas en mesure de préciser combien de ces enfants étaient scolarisés ou non.