Le «baptême de la Russie», huile sur toile de 1887 par Vasily Ivanovich Navozov. Collection privée

Kiev, an 988: un Viking embrasse le Christ et fonde une civilisation

C'est l'histoire d'un Viking. Les siens se sont emparés de l'Ukraine parce que leurs terres du nord n'étaient pas assez fertiles. Lui prend le pouvoir sans pitié et règne sur Kiev. Pour consolider son règne en épousant une princesse chrétienne de Constantinople, il se convertit en Crimée peu avant l'An Mil. Valdemar devient Vladimir ou Volodymyr, les prénoms des deux ennemis d'aujourd'hui, Poutine et Zelensky. Il est donc le premier Ukrainien, le premier Russe et se retrouve, un millénaire plus tard, au cœur d'une surenchère identitaire dont se nourrit en 2022 la tentative russe d'invasion de l'Ukraine.

Publié le 23 février 2023 17:57. Modifié le 24 février 2023 16:49.

C’était, nous dit la tradition, le 28 juillet de l’an 988 à Chersonèse, au sud de la Crimée. Dans ce climat méditerranéen, sec, brûlant et balayé par les vents, on peut imaginer les torrents de poussière soulevés par ces milliers de soldats, de fidèles et de chevaux. Tous convergent vers l’église où se prépare un événement d’une ampleur historique – ce dont les spectateurs n’ont évidemment pas conscience.

Huit années après son installation sur le trône de la Rus’ de Kiev, le grand-prince Volodymyr, flanqué de sa femme Anna et de son beau-frère Basile, empereur de Byzance, se fait baptiser selon le rite byzantin. Cela va modifier à jamais la face de l’Ukraine, de la Russie et de toute l’Europe.

Une succursale qui a réussi

Évoquer les origines de l'Ukraine consiste à devoir insulter soit des millions de Russes, soit des millions d'Ukrainiens. Rester neutre est impossible, aussi soyeuses que soient vos précautions. Autant vouloir marcher sous la pluie sans se mouiller. Car comme dans beaucoup de récits médiévaux, tout est flou et sujet à mille et une interprétations.

Grossièrement résumé, l'Ukraine n'est pour les Russes que le bourgeon de la Russie future. Philadelphie a été brièvement la capitale des Etats-Unis, ce n'est pas pour autant qu'elle l'est encore, les décisions sont prises désormais à Washington. De leur côté, les Ukrainiens ne voient dans la Russie qu'un produit dérivé de l'Ukraine. Un peu comme les Portugais considèrent le Brésil: une succursale de la maison-mère, qui a réussi.

Ont-ils raison tous les deux? C'est là que la fâcherie devient inévitable. Alors comme on le fait depuis quelque temps, décidons de rejeter toute la faute sur Vladimir ou Volodymyr. Pas Poutine, pas Zelensky, juste Vladimir ou Volodymyr le Grand, surnommé Beau Soleil.

Vladimir ou Volodymyr? Non, Valdemar

Ce prénom est à ce point emblématique parmi les Slaves que les présidents russe et ukrainien le portent tous deux. Ce qui est piquant lorsqu'on sait que l'enjeu historique de leur dispute commence justement avec le premier Vladimir d'entre tous, né vers 958 et mort vers 1015. D’ailleurs, certains placent sa naissance sur le territoire de l'Ukraine actuelle, d'autres en Russie. Les chroniques le désignent comme le premier Ukrainien, mais aussi le premier Russe, d'une certaine façon le premier slave et également le premier orthodoxe russe et, par conséquent depuis 2019, le premier orthodoxe ukrainien. Pourtant, Vladimir ou Volodymyr n'est né ni russe, ni ukrainien, ni slave et encore moins orthodoxe. Et il ne s'appelait pas Vladimir ni Volodymyr.

Il est né Valdemar, car il était Varègue, le nom que Byzance donnait aux Vikings de Suède. Par conséquent, il était païen. Son père Sviatoslav était issu de la grande dynastie varègue des Riourikides qui régnèrent sur la Rus' de Kiev puis sur la Moscovie de 862 jusqu'à 1598. On peut ici se demander pourquoi les Vikings suédois ont quitté leurs terres pour s’installer dans les lointaines plaines du Dniepr. La raison est économique. Car ces immenses plaines de terre noire - on dit tchernoziom en ukrainien - d’une exceptionnelle fertilité, nourrissaient déjà en blé et autres céréales la Grèce antique, dont elles étaient un comptoir, voire une colonie.

Fringale de blé ukrainien

Les terres suédoises, sablonneuses et souvent couvertes de neige, ne permettaient pas aux Vikings de se développer. Ils furent ainsi contraints très tôt à l’exploration, au pillage et à la colonisation de contrées plus accueillantes. Cette fringale de blé ukrainien si abondant a d’ailleurs été la malédiction de ce pays, jusqu’à aujourd’hui. L’enjeu céréalier reste central depuis l’invasion russe et la reprise des exportations de blé ukrainien, à l’été 2022, a fait l’objet de négociations internationales d’une folle intensité.

Revenons à Volodymyr ou Vladimir. Il a 14 ans, en 972, quand son père Sviatoslav, considéré comme un conquérant hors norme malgré ses trente ans, est sauvagement assassiné sur ordre de l'empereur de Byzance. Comme dans toute bonne légende viking, son assassin se sert de son crâne pour y boire une bière. Sviatoslav laisse derrière lui trois fils et un désordre successoral dont les abominables conséquences donnent au Roi Lear de Shakespeare des airs de comptine pour enfants. Car Iaropolk et Oleg, les deux frères de Vladimir, entrent immédiatement dans une lutte fratricide qui ne réussit pas au second, exécuté en 976.

Un roi décapité

Fils d'une prophétesse, Maloucha, qui aurait vécu jusqu’à 100 ans, en partie dans une grotte, Vladimir soupçonne que les astres ne sont pas alignés en sa faveur. Installé par son père sur le trône de Novgorod, il fait profil bas. Pour échapper au sabre de son frère Iaropolk, qui règne sur Kiev, il se réfugie en Suède en 977 chez un cousin qui dirige alors la Norvège. Là, il lève une armée de six mille Varègues, dont Netflix a rendu populaire l'exceptionnelle férocité. Ainsi accompagné, il franchit la Baltique sur de longs langskips, que nous appelons drakkars, poussés par d’immenses voiles multicolores puis met le cap sur Kiev.

En chemin, il s'arrête à Polotsk, en Biélorussie actuelle, pour demander au roi Rogvold la main de sa fille Rogneda. Dans un mouvement d'humeur qu'il n'eut probablement pas le temps de regretter, Rogvold l’éconduit. Fou de rage, Vladimir le décapite, prend la ville et enlève Rogneda, princesse de haute naissance qui s’était refusée au fils d’une gueuse.

En 978, Valdemar, son armée et sa femme dressent leur camp devant Kiev. Appliquant une méthode désormais éprouvée, il prend la ville, tue son frère Iaropolk puis viole sa femme Julie. Celle-ci donnera naissance à un garçon, Sviatopolk, officiellement fils de Iaropolk mais c'était avant l'invention des tests ADN.

Fornicator Maximus demande la main d’une princesse

Et voilà, Vladimir s'installe dans sa capitale et se voit proclamé grand-prince de toute la Rus’ de Kiev (un terme sur lequel nous reviendrons). Il a 22 ans, ses frères et son père sont tous assassinés, sa mère vit toujours dans sa grotte. La voie est libre. Il en profite pour soumettre les Lotvinges, les Bulgares de la Volga, les Viatitches et les Radimitches. Grande est la gloire du grand-prince Vladimir. Enfin, pas tout à fait assez.

Lorsque Basile II, empereur de Byzance, lui demande quelques mercenaires pour contrer des menaces venues d’Asie Mineure, Vladimir Ier en profite pour exiger, en échange, la main de sa sœur Anna Porphyrogénète, c’est-à-dire née dans la pourpre du palais. Basile hésite et Anna ne veut pas en entendre parler. On l'a dit, Vladimir était païen. Il ne s'embarrassait, ni de morale, ni de mesure. Un de ses surnoms fut fornicator maximus, ce que ses huit cents concubines avérées pourraient confirmer. Mais pour entrer dans le jeu des alliances et de la grande politique, le mariage avec Anna est nécessaire.

Comment convaincre Basile? La menace et la démonstration de force sont les meilleurs arguments. Vladimir  s’empare ainsi de la ville de Chersonèse, que contrôlait jusque-là Byzance et dont le nom, des siècles plus tard, donnera à Catherine II l’idée de nommer “Kherson” l’une des cités fondées par les Russes au sud de l’Ukraine – et dont vous avez sans doute entendu parler récemment.

Au grand marché des religions

Basile cède, mais il y a une condition. Il faut adopter la foi de son épouse, le christianisme d’orient. On raconte qu’avant de prendre cette décision et de mettre en scène son baptême solennel à Chéronèse le 28 juillet 988, Vladimir a fait son marché auprès des musulmans, des catholiques et des juifs khazars – nous retrouverons ces derniers dans les prochains épisodes de cette Exploration. Il rejette d’abord l’islam car, dit une légende peut-être pas si apocryphe que cela, «boire de l’alcool est la joie des Rus». Puis il rejette le judaïsme en estimant qu’il est impossible de se fier à des gens que Dieu lui-même a expulsés de Jérusalem. Enfin, il exclut le catholicisme, sa sévérité et sa manie du jeûne. Au bout du compte, seul le rite byzantin sut le convaincre – et peut-être Anna Porphyrogénète elle-même, alors âgée de 25 ans, que l’on disait aussi jolie que madrée.

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Baptême de Vladimir Ier. Fresque de Viktor M. Vasnetsov dans la cathédrale Saint-Vladimir de Kiev

Comme Henry VIII qui rompt avec Rome et impose la Réforme en Angleterre pour pouvoir épouser Ann Boleyn, Vladimir épouse une femme pour laquelle il va changer le cours de l'histoire. Par ce baptême, puis par le baptême en masse de tout son peuple, Vladimir pose un acte d'une importance capitale. Il rentre dans l’église Viking et païen, il en ressort slave et chrétien. En quittant définitivement le paganisme et en créant ce qu'on peut appeler un Etat, le lien avec la Scandinavie est rompu. Un peuple tout entier acquiert ainsi une nouvelle existence.

Aux sources de la guerre

Voilà bien la source de la querelle russo-ukrainienne. Vladimir ou Volodymyr, par son baptême, a fondé l'immense et très diverse civilisation orthodoxe slave dont se réclament, avec un égal droit à le faire, Russes et Ukrainiens. Pour les deux peuples, admettre que l'autre a peut-être raison consiste à renier une bonne partie de sa propre identité. Raison pour laquelle la surenchère identitaire bat son plein des deux côtés de la frontière. En 2016, Poutine a fait ériger près du Kremlin une statue de Vladimir 1er de 18 mètres de haut, sabre d’un côté, croix de l’autre.

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Une scène du film Viking, la maissance d'une nation (2016) du réalisateur russe Andrei Kravchuk, à grand spectacle mais jugé trop confus par la critique. DR

En amont et depuis des années, la Russie multiplie les superproductions de films et de séries historiques et belliqueuses pour, sans doute, préparer l’opinion publique à la guerre. Et notamment le film à gros budget Viking, la naissance d’une nation (2016) qui retrace l’histoire du grand-prince et de son baptême. La prise de Chersonèse, donc de la Crimée, figure en bonne place dans cette version russe de Game of Thrones, métaphore géopolitique transparente. C’est Eisenstein et Riefenstahl, le talent en moins.

Un Guillaume Tell de l’Est

Les Ukrainiens, eux, vocifèrent un peu moins, ils n'ont pas besoin de prouver que Vladimir avait choisi Kiev pour capitale. Eux aussi multiplient les références au grand-prince, mais leur optique est toute autre: tandis que les Russes s’y réfèrent comme à un mythe lointain et presque irréel, un peu comme notre Guillaume Tell, les Ukrainiens y voient le premier de leurs dirigeants, le fondateur de leur Etat de leur identité, un homme de chair et de sang, imparfait mais déterminant pour leur histoire.

On se souvient des troubles, infiniment moins graves, qui agitèrent la Grèce et la Macédoine du Nord. Pendant vingt ans, la Grèce interdit à la Macédoine, détachée de la Yougoslavie titiste, de faire usage de ce nom, estimant que le plus connu des Macédoniens, Alexandre, était grec et seulement grec. Par bravade, le gouvernement macédonien a tout appelé Alexandre le Grand: rues, routes, places, autoroutes et aéroport. Sur la place centrale de Skopje a été érigée pour le héros antique la plus grande statue en bronze au monde. Cocasse, lorsque l'on se souvient qu'Alexandre n'a pas davantage posé le pied à Skopje que Vladimir n'a foulé la place Rouge.

Statues et faits d’armes fantasmés

Imaginer pouvoir tracer une ligne droite vers des ancêtres des temps immémoriaux ayant vécu sur des territoires qui ont changé cent fois de maître n’est qu’une œuvre de propagande, c’est-à-dire une imposture. Bien des peuples d'Europe de l'Est, choqués par la violence inouïe de la Seconde guerre mondiale, puis par le communisme oblitérateur d'identité, sont saisis de semblables passions généalogiques. Comme si affirmer que son acte de naissance remonte à la nuit des temps pouvait vous prémunir contre les vicissitudes du présent et vous ériger, par une grande statue et quelques faits d'armes fantasmés, en mousquetaire intrépide d’une glorieuse nation.

Peut-être suffirait-il de réduire Vladimir le Beau Soleil à un personnage secondaire de la grande histoire européenne pour commencer à réconcilier Russes et Ukrainiens. Rien n'est moins simple, naturellement, car depuis tant de siècles abreuvés de tant de rivières de sang, le personnage mythifié n’a plus rien de ce prince varègue, ivre de femmes et de pouvoir. Le millénaire écoulé depuis son baptême de Chersonèse a offert, comme nous allons le voir, autant d'occasions aux deux peuples, aidés ou empêchés par le monde extérieur, de tuer petit à petit toute possibilité de compromis.


Prochain épisode: 19 novembre 1240, la bataille des Eaux-Bleues