Une femme marche au milieu de chars russes détruits à Bucha, dans la banlieue de Kiev, en Ukraine, le 3 avril 2022. (AP Photo/Rodrigo Abd)
Acheter la revue imprimée

En 2022, la Russie envahit l’Ukraine une fois de plus et fait basculer l'ordre du monde

Dernier épisode de notre série. Le 24 février 2022, la Russie envahit l'Ukraine, pour la neuvième fois dans l'histoire. Au cœur de «l'opération militaire spéciale»: le Donbass, où des combats se déroulent depuis 2014. Après huit ans d'indifférence, l'Occident se réveille enfin. Et s'interroge: l'OTAN, rejointe par quinze anciens pays communistes, porte-t-elle une responsabilité dans l'agression de Poutine? Ou celui-ci exagère-t-il cette prétendue menace pour justifier son impérialisme guerrier? En attendant, un monde multipolaire se dessine, où les États-Unis ne sont plus maîtres du jeu. La Russie et la Chine espèrent jouer leur carte.

Publié le 05 mai 2023 08:34. Modifié le 09 mai 2023 17:24.

Dans son discours télévisé diffusé au moment où ses troupes franchissaient les frontières ukrainiennes le 24 février 2022, Vladimir Poutine expliquait ainsi les raisons de son «opération militaire spéciale»:

«Pour les États-Unis et leurs alliés, il s’agit d’une politique dite d’endiguement de la Russie, d’un dividende géopolitique évident. Pour notre pays, c’est en fin de compte une question de vie ou de mort, la question de notre avenir historique en tant que Nation. Et ce n’est pas une exagération – c’est tout simplement comme ça. Il s’agit d’une menace réelle, poursuivait-il*, non seulement pour nos intérêts, mais aussi pour l’existence même de notre État, pour sa souveraineté. C’est la ligne rouge qui a été évoquée à plusieurs reprises. Ils l’ont franchie.»*

Vladimir Poutine ne constitue pas une nouveauté exceptionnelle dans l'histoire russe. Il est le continuateur, à sa façon, d'une longue et endurante vision des rapports entre la Russie et ses zones frontières, au premier rang desquelles l'Ukraine. Depuis le 17e siècle, la Russie tsariste, puis soviétique et enfin post-soviétique porte à l'Ukraine un intérêt tout particulier: c'est pour elle un rempart contre l'Occident, un grenier à blé et un réservoir de charbon.

3h40 du matin, premiers combats à Milove

Le 21 février 2022, Moscou reconnaît l'indépendance des deux «Républiques populaires», celle de Donetsk et de Louhansk, toutes deux situées dans le Donbass et séparatistes depuis 2014. L'invasion russe est lancée le 24 février avec des divisions d'infanterie fortes de 190'000 hommes, soutenues par une couverture aérienne et des divisions blindées. Au même moment, une pluie de missiles s'abat sur tout le pays et sur la capitale, Kiev.

Les combats commencent à 3h40 tout à l’est, près du village de Milove, dans l'Oblast de Louhansk, en plein Donbass, tout près de la fameuse cerisaie de la pièce de théâtre écrite en 1904 par ce grand pacifiste que fut Anton Tchekhov. Arrêtons-nous là un instant, car le Donbass est au cœur de ce récit, au cœur de «l'opération militaire spéciale», au cœur des enjeux qui déchirent le pays depuis 2014. L'invasion russe ne représente qu'une violente accélération de ce qui se passe en Ukraine depuis huit ans.

Le Donbass, «l'Ukraine de l'Ukraine»

La «guerre du Donbass» a débuté en mars 2014 à la suite d'Euromaïdan (lire l'épisode 10), lorsque des soulèvements anti-occidentaux, appuyés directement mais discrètement par la Russie, ont secoué cette région où russophones et ukrainophones cohabitent presque en égales proportions. L'invasion de 2022 révèle que cette guerre n'est pas civile mais bien internationale et peut-être même mondiale, selon certains observateurs.

524251680_highres.jpg
Une fonderie du Donbas dans la ville de Alchevsk, près de Louhansk en juin 2022, région occupée par la Russie. EPA/SERGEI ILNITSKY

Pour comprendre cet enjeu particulier, on peut envisager le Donbass comme «l'Ukraine de l'Ukraine» (un peu comme si le Liechtenstein était «la Suisse de la Suisse», c'est-à-dire un État qui cumule les spécificités suisses aux yeux du reste du monde – petite taille, prospérité, opacité, place forte bancaire internationale). Le Donbass concentre les particularités et les tragédies de l'Ukraine: situation géographique en tampon entre la Russie et le reste de l'Ukraine, donc entre la Russie et l'Occident, absence de défenses naturelles, grande richesse en ressources naturelles, et équilibre précaire entre russophones et ukrainophones.

Un industriel gallois pour fonder Donetsk

Dès le 18e siècle, cette région de six millions d'habitants et de 23'000 km2, la moitié de la Suisse, subit une pression constante de la Russie tsariste. Ayant soumis l'Ukraine en 1781, Catherine II donne au futur Donbass le nom de Nouvelle Russie et y envoie des colons russes en grand nombre: la Russie en exigera désormais le contrôle. En 1869, un industriel gallois, John James Hughes, commence à exploiter ses vastes ressources houillères. La ville qu'il fonde s'appelle d'abord Youzovka, de Hughes, puis Donetsk. Donbass signifie donc bassin de Donetsk.

A travers le 19e siècle, l'activité minière provoque un exode rural massif et permet de développer une région jusqu'alors négligée. Dès les années 1890, le Donbass compte 28% de Russes, un chiffre qui ne cessera d'augmenter. La population ukrainienne, elle, fond considérablement et plafonne à environ 50%.

Le 20e siècle plonge la région dans un indescriptible chaos. Staline y lance en 1919 sa politique de décosaquisation, soumission par la force ou destruction pure et simple des populations cosaques. Durant l'Holodomor (lire l'épisode 6), le Donbass sera particulièrement frappé, sa population chutant de 25%.

320'000 victimes civiles de l'occupation allemande

Dans la seconde moitié des années 1930, le stakhanovisme, cette course à la productivité, sème la terreur dans les mines et les usines. Alexsei Stakhanov était d’ailleurs un homme du Donbass et c’est dans la mine de charbon de Kadiïvka, petite ville en territoire occupé par la Russie régulièrement frappée par l’armée ukrainienne, qu’il aurait réussi l’exploit d’extraire un jour de 1935 quatorze fois plus de charbon que son quota. A l’époque, les ouvriers jugés trop lents ou récalcitrants sont déportés en Sibérie ou exécutés pour trahison. En 1941 arrivent les armées allemandes. Les mines et les industries lourdes du Donbass représentent pour Hitler (lire l'épisode 8) un des trois buts majeurs de sa conquête de l'Est, avec le blé ukrainien ainsi que les champs de pétrole de Roumanie et du Caucase. Il y déploie des efforts militaires considérables.

Cet article est réservé aux abonnés.

Pour lire la suite de cet article et des milliers d'autres, abonnez-vous à partir de CHF 16.- par mois.

Le journalisme de qualité nécessite du temps, de l'investigation et des moyens. Heidi.news est sans publicité. L'avenir de votre média dépend de vous.

Je profite des 30 premiers jours gratuits

Les bonnes raisons de s’abonner à Heidi.news :

  • Un mois d’essai, sans engagement sur votre premier abonnement
  • La newsletter le Point du jour édition abonnés
  • Les archives en illimité
  • Des échanges avec nos journalistes