En 1954, la Crimée est offerte à l'Ukraine. Quelqu'un sait-il pourquoi?
Moins d'un an après la mort de Staline, Khrouchtchev transfère la Crimée à l’Ukraine. Les motivations du dirigeant de l'URSS n'ont jamais été très claires. Peuplée majoritairement de Russes, importés en grand nombre depuis l'époque de Catherine II, la péninsule avait été intégrée dans l'URSS en 1922. Elle est aujourd'hui une base arrière essentielle pour la conduite de la guerre russe en Ukraine. Elle est aussi le but ultime de guerre pour le gouvernement de Kiev, qui clame vouloir la reprendre après son annexion illégale en 2014 par la Russie.
Cette histoire commence sous la voûte austère d'une vaste salle de réunion, dans un bâtiment néo-classique jaune moutarde et blanc, le premier construit dans l'enceinte du Kremlin depuis la Révolution de 1917. Rasé en 2016, cet immeuble imposant mais sans goût ni grâce avait été érigé en 1934 à la place d'un autre immeuble détruit pour l'occasion, le bien-nommé monastère des Miracles.
Des miracles, il s'en produisait fréquemment au Présidium du Soviet suprême, dont cette bâtisse était le nouveau siège. Certes, on n'y transformait pas l'eau en vin et l'on y guérissait encore moins les aveugles et les boiteux. Ces miracles, mus par une certitude idéologique d'acier, consistaient plutôt à ordonner à des centaines de milliers de gens de changer de langue, à en transférer d'autres d'un bout à l'autre de l'Union ou à décréter d'impossibles livraisons de grain ukrainien (lire l'épisode 6).
Convoitée, malmenée et bombardée à travers les siècles
Le 19 février 1954, alors que Nikita Khrouchtchev a pris la place de Joseph Staline décédé moins d’un an plus tôt, le Présidium offre la Crimée à la République socialiste soviétique d'Ukraine, à l’occasion de la célébration des 300 ans de la «réunification» de l’Ukraine et de la Russie, c’est-à-dire le fameux traité de Pereïaslav en 1654 (notre 4e épisode).
La Crimée a connu toutes sortes de statuts. De «République socialiste soviétique autonome de Crimée» au début de l’URSS, elle avait été rétrogradée en 1945 en simple «oblast» (unité administrative de type région) de la République socialiste fédérative soviétique de Russie.
L'opération de tranfert s'effectue en quinze minutes via quelques signatures apposées sur un document dont la légalité sera longtemps discutée, avec treize membres présents sur vingt-sept inscrits.
On se souvient que c'est en Crimée, à Chersonèse, que Volodymyr le Grand se fit baptiser dans le rite byzantin en 988 (notre 1er épisode). Il inaugurait du même coup l'histoire des Slaves orientaux, plus tard divisés en Ukrainiens, Russes et Biélorusses.
C'est en Crimée que la Horde d'Or se replia en 1441 pour y installer le Khanat de Crimée, soumis aux Ottomans, dernière relique mongole en Europe jusqu'en 1783. C’est en Crimée que le prince Potemkine, amant de Catherine II, fonde Sébastopol, la base navale de la flotte russe de la mer Noire, d’une immense importance stratégique aujourd’hui encore. C'est en Crimée, dans la station balnéaire de Yalta, que les Alliés dessinèrent en janvier 1945 les contours de l'Europe d'après-guerre. Voilà pourquoi il convient de revenir sur l'histoire de cette péninsule magnifique de 26'000 km2 au climat idéal mais convoitée, malmenée et bombardée à travers les siècles.
L'annexion du Khanat de Crimée par Catherine
Nikita Khrouchtchev place le transfert de 1954 dans le cadre du «Tricentenaire de la réunification de la Russie et de l'Ukraine». La formule trahit une conception russe parfaitement abusive des rapports avec les Ukrainiens, en vogue à Moscou de nos jours. Mais sans aucun rapport, ni historique, ni géographique, avec la Crimée. Car au moment du traité de Péréïaslav de 1654, la péninsule de la mer Noire était encore un Khanat mongol et musulman, vassal de Constantinople. Péréïaslav, où le Hetman cosaque Bohdan Khelmenytsky signa le traité avec les Russes, se trouve à des centaines de kilomètres au nord de Sébastopol. Pas un mot du document ne mentionnait la Crimée.
Par ailleurs, après la signature du traité et pendant plus d'un siècle, les Cosaques tentent de reprendre leur indépendance face à l'empire russe. Leur chef Ivan Mazepa obtient même une très brève victoire en 1708 en se liant aux Suédois, avant d'être battu par Pierre le Grand en 1709.
A travers le 18e siècle, la Crimée se retrouve au cœur des guerres que se livrent les deux empires de la région, russe et ottoman. Ce dernier subit une défaite majeure en 1774 par les troupes de Catherine la Grande, qui gagne alors un accès direct à la mer Noire, une étape cruciale de sa conquête du sud.