En 1917, la brève indépendance de l'Ukraine, qui finit dans le sang
Moment historique. Le 20 novembre 1917, l'Ukraine devient un «État indépendant libre et souverain» avec la proclamation de la Rada, le Parlement. Les Ukrainiens sont maîtres chez eux, de grandes puissances comme la France et la Grande-Bretagne les reconnaissent. Mais le désordre et l'anarchie tuent rapidement tout espoir. Cent mille juifs sont massacrés en 1919, lors d'un millier de pogroms barbares menés par des nationalistes et des Russes blancs. En 1922, l'URSS créée par Staline met l'Ukraine au pas. Et l'intègre dans sa vaste machine de répression.
Sautons trois siècles depuis le traité de Pereïaslav (épisode précédent) pour nous retrouver dans l'ébullition de ce début du 20e siècle. Depuis plusieurs décennies, des bouleversements inouïs se succèdent à un rythme étourdissant à Kiev, accélérés encore par l'entrée de l'empire russe dans la Première guerre mondiale.
Ils coïncident avec deux dynamiques conjointes: l'éveil national des élites ukrainiennes et l'érosion de l'empire russe.
Ce 20 novembre 1917 se noie dans une succession de dates plus significatives les unes que les autres. Précisons donc que notre sujet du jour englobe la période qui court du milieu du 19e siècle jusqu'à 1922.
Lyrisme révolutionnaire
De description exacte de cette journée, nous n'en avons pas. Seul le texte de la proclamation de la Rada, le Parlement, est certain. Et quel texte! Quelle audace contagieuse! On se croirait avec Robespierre au Jeu de Paume, en juin 1789:
«Pour que ni le gouvernement russe, ni tout autre gouvernement ne mettent point d'obstacles à ce que l'Ukraine obtienne cette paix, tant désirée, et nécessaire pour le retour à l'ordre, à un travail productif et à l'affermissement de notre révolution et de notre liberté, nous, Rada centrale ukrainienne, annonçons à tous les citoyens de l'Ukraine: dorénavant, la République démocratique ukrainienne devient un État indépendant libre et souverain et ne relevant d'aucun autre.»
Cette seule phrase résume les drames et les aspirations les plus profonds de la nation ukrainienne depuis plus de neuf siècles. Nous allons explorer cette période d'une épouvantable complexité et d'un tragique accompli: l'Ukraine s'est relevée, a rassemblé ses forces et s'est affranchie de toutes ses chaînes, pour un instant aussi bref que dramatique, avant que les Soviets ne la soumettent brutalement et complètement.
Atmosphère électrique et enthousiaste
D'abord, quelques mises en garde. Dans les neuf siècles que nous avons survolés, beaucoup de noms de lieux et de personnages n'ont pas été prononcés ou expliqués. Chacun mériterait un chapitre: Galicie, Volhynie, Tatars de Crimée, Ivan Mazepa, Coumans, Moldavie, Taras Chevtchenko, Petite-Russie, Bucovine et... Ukraine. Nous le gardions bien au chaud pour aujourd'hui, ce mot-là.
Car s'il émerge bien en amont de 1917, il prend toute sa signification dans cette atmosphère électrique et enthousiaste. Étymologiquement, Ukraine ne désigne pas une réalité géographique ou ethnique mais politique et militaire, une terre des confins.
Terre des confins
Pour le comprendre, imaginez qu'un jour, les Vaudois proclament l'indépendance d'un pays qu’ils appelleraient Canton. En Europe de l’Est et dans les Balkans, de nombreuses régions s’appellent «Krajina», ou Kraïna» ou «Krajna»: cela vient du slave signifiant «frontière» ou «marche». Le terme est lié à kraj ou krai, signifiant à l'origine «bordure». Il y en a en Croatie, en Serbie, en Bosnie, en Pologne. Et il y a U-krajina, le nom ukrainien de l'Ukraine.
Le mot Ukraine apparaît au milieu du 17e siècle avec les Cosaques. Ces soldats semi-nomades et libres des plaines du Dniepr défendent les frontières de la Pologne-Lituanie. Ces Cosaques signalent «le début de l'idéal national ukrainien», estime l'historien Timothy Snyder.
Ce qui se matérialise sur le papier le 20 novembre 1917 est une aspiration du peuple cosaque, héritier d'une longue tradition culturelle, religieuse et politique. Elle remonte à Volodymyr l'orthodoxe et aux Jagellon polonais catholiques. Mais pourquoi a-t-il fallu presque trois siècles pour que cette Ukraine voie brièvement le jour?