Une trentaine d'hommes se sont relayés pour sauver les icones de l'église grecque orthodoxe d'Arsuz, dans la province turque du Hatay. | Eileen Hofer

A la veille des élections, la Turquie tremble

La population turque sera aux urnes ce dimanche pour élire son futur président alors que le gouvernement actuel veut effacer toute trace du tremblement de terre qui a touché onze provinces de l’est du pays, le 6 février dernier. La ville de Mersin a été épargnée. Son église grecque orthodoxe a accueilli 1200 personnes au lendemain du séisme. Parmi les survivants, les partisans de Kemal Kılıçdaroğlu, le leader de l'opposition, sont de plus en plus nombreux.

Publié le 12 mai 2023 12:16. Modifié le 14 mai 2023 12:59.

«A 4h16 du matin vous avez une famille, un toit, un travail. Soixante secondes plus tard, le monde a basculé. A 4h17, vous avez tout perdu.»

De noir vêtu, Jan Dellüller nous fait servir un thé. Le çay turc se boit dans des petits verres évasés et transparents. Un air printanier berce la cour de l’église grecque orthodoxe qui jouxte l’opéra, dans le centre historique de Mersin. Cette ville balnéaire du sud de la Turquie a ressenti la terrible secousse du 6 février dernier, d’une magnitude de 7,8. Mais elle était loin de l’épicentre et la population a été épargnée. A trois heures de bus d’Iskenderun, elle, a fait face à l’arrivée massive des rescapés.

Avant de me décider de rejoindre la province du Hatay, région limitrophe de la Syrie, j’ai passé 48 heures à Mersin d’où est originaire ma famille du côté maternel. Ma grand-mère récitait les poèmes de Victor Hugo comme personne. Elle ne jurait que par son église grecque orthodoxe et le pain prosphore composé de farine blanche, de levain, de sel et d’eau, dont elle emballait quelques tranches après la messe pour les manger religieusement chez elle le reste de la semaine. Elle me hurlait dessus quand je les tartinais de Cenovis, moi la protestante de Genève. Elle est décédée il y a trente ans.

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Comme je viens rarement ici, on a décidé avec ma mère de revoir sa petite église, qui a accueilli 1200 survivants dès le lendemain du tremblement de terre. Le prêtre orthodoxe de Mersin, Spiridon Teymur, a dépêché plusieurs bus pour ramener au plus vite ces familles. La nef a été transformée les premiers jours en dortoir XXL. Des aides financières privées ont permis de placer 100 personnes dans des hôtels le temps de trouver des logements. Évidemment, les loyers des appartements ont quadruplé face à la forte demande.

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Intérieur de l'église grecque orthodoxe de Mersin | EH

Assis sur un banc en bois, le prêtre orthodoxe d’Antioche, Jan Dellüller, décrit ce qui s’est passé dans sa ville. Au cœur de la province du Hatay, à 250 kilomètres de Mersin et proche de l’épicentre, elle a été lourdement touchée par le séisme:

«Je suis sorti en pyjama dans la rue pour comprendre ce qui venait de se passer. Je pleurais en découvrant les dégâts. Les lignes téléphoniques et internet étaient coupés. On entendait des cris mais on avait perdu nos repères. Les routes étaient impraticables, l’eau manquait, il pleuvait et faisait froid. L’instinct premier a été comme beaucoup de nos voisins de venir se réfugier à l’église. Hélas, elle a été complètement détruite. Nous avons tout laissé derrière nous et sommes partis. J’ai abandonné ma vie, mon passé, ma culture.»

Et de rappeler: «Les fondations de la chrétienté sont entre Antioche et Jérusalem. L’apôtre Pierre y a fondé la première église mais peu importe la confession, peu importe celui qui allait à l’église ou à la mosquée, nous vivions unis.» Le père s’est depuis installé à Mersin avec sa famille sans trop savoir pour combien de temps: «Nous sommes des invités ici. Pour l’instant, tout est à l’arrêt à cause des élections.»

Sauver les icônes, mais pour combien de temps?

Dans le Hatay, l’église d’Arsuz est aussi démolie mais il a été possible, grâce au travail acharné d’une trentaine de personnes, de sauver les icônes pour les entreposer en lieu sûr. «Certaines ont 200 ou 300 ans. Celles d’Antioche sont en revanche complètement enfouies dans les décombres.»

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Les ruines de l'église grecque orthodoxe à Antioche.

A la veille des élections présidentielles, le prêtre craint que Erdogan ne soit réélu et rase l’histoire de ce berceau de la chrétienté. «Les Nations unies, l’Unesco et la communauté internationale doivent se mobiliser pour sauver et protéger le passé, notre histoire.»

En le quittant, je suis décidée à partir le lendemain dans la province du Hatay pour faire un état des lieux, trois mois après le tremblement de terre. Un bus pour Iskenderun part à 6h30 du matin de la gare routière située à 40 minutes du centre de Mersin. Il suffit de deux coups de fil pour que mon séjour soit organisé sur place. Peu importe les drames, l’hospitalité reste l’un des piliers de la culture turque et nombreux seront les bénévoles à vouloir raconter leur histoire.

Dans cette région, la colère gronde. Elle a remplacé la peur et les langues se délient.


Episode 2, à venir: Tabula rasa sur le tremblement turc, où l’inaction du gouvernement.

Un mot sur notre autrice
Eileen Hofer est cinéaste, journaliste et scénariste. Elle vit à Genève. D'origine turco-libanaise par sa mère et suisse par son père, Eileen Hofer a fait des études à la Faculté des lettres de l'Université de Genève et obtient son diplôme d’études avancées (DEA) en histoire du cinéma en 2001 à l’Université autonome de Madrid. Autodidacte, elle réalise en 2008, son premier court-métrage Racines, présenté dans 120 festivals. Elle signe six autres courts-métrages et deux longs.

C'était un géant aux yeux bruns est présenté en première mondiale au festival de Rotterdam, et Horizontes, sorti en 2015 et tourné à Cuba autour du personnage d'Alicia Alonso, légende du ballet cubain. En 2017, elle expose une série de vidéos au Chaplin’s World. Eileen Hofer est l’autrice de la bande dessinée Alicia, prima ballerina assoluta, parue en 2021. En juin 2023, paraîtra Audrey Hepburn aux éditions Michel Lafon  sa deuxième bande dessinée réalisée en collaboration avec l’illustrateur Christopher.