La mauvaise blague de Bonaparte à son vieil ami Ludwig
Première étape de l'enquête: frapper à la porte du château de Denens, dont le seul assaut depuis sa construction en l’an 1003 fut celui des révoltés vaudois des Bourla-Papey. Ce fut la demeure de Ludwig de Buren, que Napoléon allait déposséder de son job de bailli bernois après un repas en commun à Lausanne alors qu'ils avaient commencé ensemble leur carrière dans l'armée française. L'homme qui m'a ouvert la porte assied un autre seigneur à sa table: Avni Orllati, lequel a attrapé à côté du château une jolie gravière au nez et à la barbe de son rival Holcim.
Nous sommes en novembre 1797 au Château Saint-Maire de Lausanne, et les choses se présentent bien pour le seigneur Ludwig de Buren. Il est né dans une bonne famille de la noblesse bernoise. Berne est la ville-état la plus importante et la plus riche du nord des Alpes depuis que sa puissante armée a conquis l’Argovie, le Jura et cette terre vaudoise que Ludwig aime tant et dont il parle la langue.
Dans la lignée de Buren, Ludwig n’a pas démérité. Après une brillante carrière militaire au service du roi de France, il vient d'être nommé par Leurs Excellences bernoises au poste aussi prestigieux que rémunérateur de bailli de Lausanne.
Cerise sur le gâteau: une vieille connaissance s’apprête à lui rendre visite.
En effet, le général Bonaparte est de passage en Suisse pour assister au congrès de Rastatt, et ne veut pas manquer l’occasion de saluer ce bon vieux Ludwig qui l’aida jadis à monter en grade lorsqu’ils étaient tous deux en service dans l’armée française à Toulon. L’ascension admirable de ce petit Corse sans le sou, qui ne parlait pas un seul mot de français lorsqu’il débarqua à Paris à l’âge de dix ans, avait dû faire forte impression au noble Ludwig.
Un hautbois en cadeau
Les archives cantonales ne précisent pas la nature de leurs discussions, mais on me raconte une histoire de hautbois offert par l’empereur à son hôte. On imagine en tout cas qu’ils ont dû échanger de bonnes plaisanteries de corps de garde.
Ce n’est que deux mois plus tard que Ludwig apprendra à ses dépens les dangers de l’humour français: le 14 janvier 1798, Napoléon envoie le général Ménard et les dix mille grognards de l’armée d’Italie «libérer» le Pays de Vaud, que les troupes bernoises avaient pourtant déjà quitté la veille, respectant ainsi l’ultimatum français. Peine perdue: la ville de Berne tombe deux mois plus tard malgré une défense acharnée. Le futur empereur mettra ainsi la main sur les cinq millions de livres du trésor bernois, qui vont directement financer sa campagne d’Egypte.
Quand Napoléon embarque pour le Caire deux semaines plus tard, le vieux monde de Ludwig s'est écroulé: sa belle ville de Berne est ruinée, il est étranger dans son pays vaudois et il a perdu son job. Un mal pour un bien puisque grâce à l’or de Berne, Champollion a pu participer à l’expédition d’Egypte et percer le secret des hiéroglyphes. Ainsi, si le prestigieux Collège de France de Paris était beau joueur, sous la statue de Champollion qui trône au milieu de sa cour, il y aurait mention de son principal sponsor: la ville de Berne.
Mais revenons à Ludwig. Si l’on en croit les archives cantonales, il sera le dernier bailli et sera reconduit en carrosse à la frontière de la nouvelle et éphémère République Lémanique. Mais Ludwig était tellement attaché à son pays de Vaud que les nouvelles autorités vaudoises l’ont finalement autorisé à revenir dans son château de Denens pour y finir ses jours.
Malgré cela, on se doute que Ludwig n’a pas digéré l’humour de l’empereur, puisque les mêmes archives nous apprennent qu’il se perd dans le jeu et dilapide presque toutes les terres de ce qui fut «un des plus grand domaine de Suisse romande» — avant que son fils ne le fasse mettre sous tutelle. Il vivra encore juste assez longtemps pour connaître la révolte paysanne vaudoise des Bourla-Papey de 1802, seuls assaillants du château depuis sa construction en l’an 1003. Lesquels lui rappellent qu’il n’est même plus seigneur dans sa demeure, que le respect des particules, c’est terminé, et que décidément tout fout le camp. A sa mort en 1806, le château ne compte plus que sept hectares et demi de vignes et un bois: le bois de Ballens.
L’ancien seigneur
Mars 2021: Napoléon est mort depuis deux cents ans, et me voici devant le château de Denens. Je tire sur une corde qui monte jusqu’à un toit majestueux pour actionner une petite cloche. Un ding dong résonne dans la cour, suivi d’un long silence. Quelques minutes plus tard apparaît Pierre de Buren, 60 ans, un pull rayé et une bonne tête de Ned Stark dans Game of Thrones. Moi qui suis peu courageux, j’essaie de montrer patte blanche le plus vite possible en arborant la photocopie d’un portrait de Ludwig.
Bonjour, vous êtes bien l'arrière-arrière-arrière-petit-fils de Ludwig de Buren le vaillant?
Absolument pas!
Ah bon? Mais vous êtes bien Pierre de Buren?
Oui, c’est moi, venez à l’intérieur, je vais vous expliquer.
Pierre de Buren m’invite à le suivre à travers les caves qui abritent d’énormes tonneaux contenant le vin bio du domaine. Nous arrivons dans une espèce de carnotzet millénaire enfoui dans les entrailles du château. Quand Pierre s’assied à la table dans cette pièce éclairée d’une minuscule ampoule, nous sommes dans une peinture de Rembrandt.
- Ludwig est un cousin éloigné, mais moi je descends de Louis Jacob, un type gentil, pas très malin et joueur invétéré. C’est lui qui a perdu au jass et au billard presque tout de ce qui fut un des plus grands domaines de Suisse romande. Rien à voir avec le grand Ludwig et sa carrière héroïque au service du roi de France.
Mais alors les archives vaudoises se trompent et toute mon histoire tombe par terre!
- Je suis désolé pour votre article, moi aussi je croyais descendre de Ludwig, jusqu’à ce qu’on fête les mille ans du village et que l’ancien régent refasse l’historique de Denens. En comparant les dates, il a découvert le pot-aux roses. Mon grand-père Charles avait fusionné les deux personnages. Dans la famille ils avaient tellement honte de Louis le joueur qu’ils l’ont remplacé par Ludwig le vaillant.
Une flûte en Allemagne
Effectivement, c’est le grand-père de mon interlocuteur qui a donné au canton les archives familiales. L'administration aura inscrit la fable dans les siennes… mais alors, et le hautbois de Napoléon?
- Oui il y a bien un hautbois offert par Napoléon, mais à Ludwig qui n’est pas mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Je n’ai donc pas ce haubois. Mais le fils de Louis le joueur s’est payé une flûte en Allemagne, si ça vous intéresse.
Patatras, c’est raté pour le hautbois de Napoléon 1er et mon jeu de mot à deux balles dont j'étais pourtant très fier: «un hautbois pour un bois»! C’est ennuyeux, car le bicentenaire de la mort de Bonaparte à Sainte-Hélène donnait de l’actualité à mon enquête. Je demande alors à Pierre s’il n’a pas une anecdote à son sujet.
- Rien sur Bonaparte, mais j’en ai sur les Bourbakis de Napoléon III: ils ont laissé un bon souvenir. Quand on les a hébergés au château, ils ont aidé à reconstruire la tour ouest, brûlée par les Bourla-papey. Imaginez que c’était en 1871 et que les Suisses ont accueilli, logé et nourri 80’000 soldats français du jour au lendemain! Et aujourd’hui on ne peut même pas accueillir 500 réfugiés syriens.
«Un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras»
Pierre de Buren est lancé.
On attendait de nous qu’on se promène en beau costume et qu’on roule carrosse. Mes ancêtres étaient tous des notables, officiers à l’armée. Moi, j’étais réfractaire à l’école, je préférais découvrir les bois et les champs avec mon grand-père. J’ai finalement décidé de faire un apprentissage de tailleur de pierre. En habitant ici, j’ai renouvelé avec la tradition familiale.
Justement, parlons du bois familial de Ballens et de la carrière qu’il recouvre. C’est vous qui en avez hérité?
Oui, lors de la succession, je l’ai racheté à mes sœurs et ensuite je l’ai vendu à Orllati. Un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Ce gravier n’est pas près d’être exploité. A mon avis il ne le sera peut-être jamais: on a tellement construit ces dernières décennies!
Que pensez-vous de la guerre juridique que se livrent Holcim et Orllati?
Je ne comprends rien à ce jargon d’avocats, moi je suis le filet sur la table de ping-pong et je regarde passer les balles.
Mais Holcim attaque aussi vos sœurs!
Oui. Je déplore qu’elles soient poursuivies alors qu’elles n’ont rien à voir dans cette histoire.
Pourquoi le seigneur Holcim fait ça, à votre avis?
Il est mauvais joueur
Pensez-vous que Avni Orllati est un meilleur seigneur qu’Holcim?
Holcim, c’est un conseil d’administration, ils n’ont donné aucune nouvelle pendant quinze ans. Jamais un appel, jamais une lettre! Avni Orllati c’est une personne, je peux lui parler. Il est super sympa et super honnête. Il aime mon vin et on mange ensemble une fois par année.
Pierre de Buren a bien renouvelé la tradition familiale: s’attabler avec le nouveau seigneur. Et aujourd’hui, en terres vaudoises, le nouveau seigneur, c’est Avni Orllati. Il est jeune, il est beau, il est riche, et il a réussi à souffler six millions de mètres cubes de sable au nez et à la barbe du vieux seigneur Holcim. C’est le début de la guerre des gravières et malheur à qui se retrouvera pris au milieu des deux belligérants, comme les trois sœurs.
Vous le verrez en lisant notre prochain épisode: Un thé avec les sœurs de Buren (c’est par ici)
Les dessins de cette Exploration sont signés Antoine Maréchal, architecte et illustrateur. Il associe ces deux pratiques en contribuant régulièrement à la conception et à la représentation de projets au sein d’agences d’architecture et d’urbanisme. Par ailleurs il réalise des illustrations et des reportages dessinés pour des revues, des associations ou des municipalités. Il vit et travaille à Paris.