Tamedia Papers: une histoire de famille, d’argent, de pouvoir et de médias
Lorsque le patriarche Otto Coninx, patron du Tages-Anzeiger, se retire de la direction en 1978, à l’âge de 63 ans, il invite ses 1100 employés à bord du paquebot "SS Britanis" pour une croisière entre Naples et Gênes. Dix vols spéciaux sont affrétés. Du caviar russe est servi en entrée du dîner de gala et huit orchestres se relaient jusqu’à Gênes.
Lorsque le Tages-Anzeiger célèbre ses 125 ans, en 2018, le patron du groupe (devenu Tamedia en 1993), Pietro Supino, invite ses quelque 3500 employés de l’époque au Samsung Hall à Dübendorf, salle de concert géante flanquée d’une boîte de nuit. «La fête était somptueuse», se souvient un rédacteur en chef. Mais la facture, elle, n’a pas été prise en charge par la direction zurichoise, ni par la famille actionnaire; elle a été imputée aux rédactions. Pour un quotidien régional, elle était de plusieurs dizaines de milliers de francs, qu’il a fallu, ensuite, économiser sur les contenus.
Que s’est-il passé pendant les quarante ans qui séparent ces deux célébrations? La presse, après avoir mené grand train durant toute la deuxième moitié du XXe siècle grâce à son double monopole de l’information et de la publicité, est-elle devenue si pauvre qu’elle ne permet plus à l’éditeur de régaler ses journalistes?
La série de treize épisodes que nous démarrons aujourd’hui, après six mois d’enquête et plus de cinquante personnes interrogées dans toute la Suisse, montre au contraire que Tamedia, devenu TX Group en 2020, se porte à merveille:
Grâce à une stratégie d’acquisitions, il s’est hissé au rang de premier éditeur de Suisse, avec 40% des parts de marché en Suisse alémanique et… 70% en Suisse romande.
La rentabilité est soutenue par la diversification dans le e-commerce et les marges importantes dans ce secteur: 29,2% en 2019, selon le rapport annuel.
Depuis 2011, le chiffre d’affaires est supérieur au milliard de francs (sauf 2017, légèrement en dessous), avec un bénéfice annuel moyen de 162 millions de francs.
Les dividendes cumulés depuis l’an 2000 se montent à 951 millions de francs. Ils sont versés en très grande partie à la famille Coninx, représentée par la figure de sa cinquième génération, Pietro Supino, président du Conseil d’administration et éditeur.
Ce serait une magnifique histoire industrielle, comme notre pays en connaît quelques-unes, s’il n’y avait un cadavre dans le placard: le journalisme. Car les transformations du groupe se font toutes au détriment des rédactions, qui traversent depuis une dizaine d’années un tunnel de concentrations, de synergies, de plans sociaux et parfois, de fermetures.
Des rédactions, on le verra, qui sont pilotées par des Powerpoint et des tableurs Excel, et sont devenues des «Kostenstelle» (centres de coûts) plutôt que la raison d’être du groupe.
De bons journalistes et des employés rentables
Le plus étonnant, c’est que les journalistes, dans ce contexte défavorable, continuent de bien travailler. Tous les jours, les 33 titres de Tamedia publient de bons articles, des reportages, parfois des scoops. Le groupe s’est d’ailleurs doté d’une cellule enquête de première catégorie. Et de fait, leurs titres continuent d’être rentables, même s’ils n’atteignent pas la barre inaccessible fixée à chacun d’entre eux en 2013 par Pietro Supino: 15% d’Ebitda. Ils seront pourtant soumis à des économies de 70 millions de francs ces trois prochaines années.
Qu’on se le dise: chaque employé de Tamedia génère encore un bénéfice net (37’793 francs au début 2020) supérieur à celui d’un employé de Nestlé (30’276 francs seulement). Ce qui permet au top-management d’être mieux payé que dans n’importe quelle autre entreprise de taille comparable cotée à la Bourse suisse. Un seul exemple: pour 2015, l’ex-CEO Christoph Tonini a été payé 6 millions de francs suisses (salaire et bonus) quelques mois avant que Tamedia ne supprime 31 postes à la Tribune de Genève et 24Heures.
Comme l’argent continue de couler à flot, la famille Coninx, propriétaire de 73,7% des actions, se trouve chaque année devant un dilemme. Que faire des bénéfices: les réinvestir dans l’éditorial ou se les distribuer en dividendes pour maintenir son train de vie? La famille actionnaire compte près de 50 personnes installées à Hambourg, Munich, Vaduz, Berne, Lucerne et Zurich.
Et chaque année, le dilemme est vite résolu… «La question ne se pose pas», a répondu en 2017 le même Christoph Tonini à un rédacteur en chef qui demandait davantage de moyens. Avec une nuance cependant: s’il n’y a pas d’investissements dans les rédactions, il y en a dans les nouveaux domaines du e-commerce et dans le gratuit du groupe, 20 Minutes.
L’autre dilemme était de savoir si les petites annonces, qui ont longtemps nourri les journaux et ont aujourd’hui migré vers des plateformes numériques appartenant au même groupe, devaient continuer de faire vivre le journalisme. Là aussi, ce fut vite tranché: les «places de marché», comme les appelle Tamedia, n’ont pas vocation à aider les rédactions.
Une enquête d’intérêt public
Il n’est pas commun pour un média, surtout un petit comme Heidi.news avec ses 18 employés dont 12 journalistes, d'enquêter sur un autre, en particulier le plus gros éditeur de Suisse, 3700 employés. Or c’est justement la taille du groupe qui fonde l’intérêt public de cette enquête. Dans un pays décentralisé, attaché à son fédéralisme, un éditeur devenu un géant national fait tourner les mêmes contenus dans plusieurs de ses titres qui dominent les grandes villes: Bâle, Berne, Genève, Lausanne, Winterthour et bien sûr Zurich. Son impact sur la formation de l’opinion est considérable. La vitalité du débat démocratique est désormais tributaire de cette entreprise qui fait passer les dividendes pour la famille propriétaire avant les investissements dans les rédactions.
TX Group s’offusquera sans doute de notre série. Mais lui qui défend vaillamment, pour ses propres enquêtes, la liberté de la presse et l'indépendance de ses journalistes, devrait comprendre l’intérêt d’être à son tour l’objet d’une enquête. Toute entreprise, toute institution dont l’influence ne cesse de grandir doit être scrutée et s’offrir à l’analyse; il en va des valeurs mêmes d’une société et d’une démocratie fondées sur l’équilibre des pouvoirs. En particulier au moment où le Parlement dessine les contours d’une aide à la presse dont Tamedia devrait obtenir la part du lion.
Pour cette enquête, Heidi.news a bénéficié d’un allié précieux: Republik.ch, le magazine en ligne indépendant lancé à Zurich par financement participatif en janvier 2018. Sa rédaction a contribué avec des épisodes que nous avons traduits en français, et commence aujourd’hui la publication des épisodes en allemand.
Une idée longue à réaliser
Mais surtout, nous avons pu compter sur un journaliste qui n’a pas froid aux yeux, Marc Guéniat. Entré dans le métier à la Tribune de Genève en 2007, il est devenu indépendant en 2011 puis a intégré Public Eye (ex-Déclaration de Berne) pour des enquêtes au long cours sur des sujets de corruption et de matières premières avant de rejoindre Heidi.news. Cette idée d’une enquête sur le paysage suisse de presse, qui s’est resserrée ensuite sur Tamedia, Heidi.news l’avait dès ses premières réunions éditoriales, en 2018, avant même d’exister en ligne en mai 2019. Si elle a mis si longtemps à se concrétiser, c’est aussi parce qu’il n’a pas été facile de trouver un journaliste qui prenne le risque, pour sa carrière, d’enquêter sur le plus grand groupe de presse du pays.
Quant au principal concerné, Pietro Supino, président du conseil d’administration de TX Group, il n’a pas répondu à ce jour à la liste de 32 questions que nous lui avons adressées tout début septembre. En août, il avait d’abord accepté le principe d’une interview, avant de demander que cela se déroule par écrit, puis de poser, tout au long de l’automne, une série de conditions auxquelles nous avons accédé. Aux dernières nouvelles, il attend la parution de cette série pour se décider. Nous publions donc ici la liste des questions; si des réponses nous parviennent, nous les publierons dans leur intégralité.
Précision
Cet article a été modifié le 9 décembre pour corriger le nombre actuel de collaborateurs/trices de TX Group: 3700 et non 3600.