Au travail, l'écran vous regarde autant que vous le regardez
Publié le 12 septembre 2022 12:00. Modifié le 20 septembre 2022 09:31.La pandémie a accéléré la numérisation du travail et favorisé une surveillance des salariés qui peut s’avérer insidieuse. Caméras, géolocalisation, contrôle des messageries professionnelles, saisie des empreintes digitales, logiciels qui tracent les comportements des employés… Des moyens d’autant plus faciles à mettre en œuvre qu’ils coûtent de moins en moins cher. Même si ces pratiques ne sont pas légales en Suisse, elles semblent pourtant se répandre.
Prenons un livreur, géolocalisé par son employeur – pratique qui existe dans le secteur, en principe au motif de la sécurité du collaborateur. Il termine la dernière tournée de sa journée, gare son véhicule et se rend dans un bar durant une dizaine de minutes. Une raison jugée suffisante par le patron pour licencier son employé. Pure fiction? Pas du tout. L’histoire nous est rapportée par Umberto Bandiera, secrétaire du Syndicat interprofessionnel de travailleurs et travailleuses (SIT) à Genève. Elle est actuellement pendante devant la justice.
Ces abus ne sont bien souvent pas dénoncés. Soit parce que les collaborateurs n’ont pas conscience qu’il s’agit d’excès, soit parce que cette surveillance s’exerce de manière plus marquée dans des domaines où la main-d'œuvre est peu qualifiée. «Dans ces secteurs, ce sont généralement des travailleurs issus de l’immigration. La barrière de la langue et le manque de connaissance de leurs droits font qu’ils ont tendance à ne pas dénoncer cette surveillance excessive», regrette Umberto Bandiera. Mais le procédé semble s’étendre à d’autres domaines, «encouragé» par une très nette augmentation du télétravail.
En 2019, 28,7% des salariés en Suisse étaient concernés par le télétravail occasionnel; ce taux a bondi à 41,6% en 2021, avec un pic à 45,3% durant l’année 2020, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique. Pour Luca Cirigliano, secrétaire central au sein de l’Union syndicale suisse, cette évolution rend la tentation grande, pour les employeurs ,de recourir à des logiciels de surveillance. «Ces outils ne sont pas nouveaux, mais ils n’étaient pas ou peu utilisés lorsque le salarié était sur son lieu de travail, parce qu’il y avait une vision directe sur son activité. Le travail à distance peut générer un soupçon sur l’assiduité, qui peut induire une volonté de le surveiller», observe le syndicaliste.
Umberto Bandiera estime de son côté que la surveillance des employés ne se limite pas au télétravail: «Elle a toujours existé dans l’organisation capitaliste du travail. La tentation de les utiliser pour maximiser la productivité est donc forte.»
Une loi claire… qui a ses limites
«La question des moyens de surveillance à disposition des employeurs est réglée dans les articles 328 et 328b du Code des obligations, en plus de la loi sur la protection des données», souligne Michel Chavanne, avocat spécialisé dans le droit du travail. L’article 328b stipule que «l’employeur ne peut traiter des données concernant le travailleur que dans la mesure où ces données portent sur les aptitudes du travailleur à remplir son emploi ou sont nécessaires à l’exécution du contrat de travail». Pour l’avocat, cela signifie par exemple, comme confirmé par le Tribunal fédéral, qu’une entreprise ne pourrait pas imposer des logiciels de géolocalisation à ses représentants commerciaux pour surveiller leurs trajets et s’assurer qu’ils n’ont pas effectué des pauses excessives. Par contre, une telle géolocalisation est acceptable si elle est nécessaire pour assurer la sécurité d’un pompier luttant contre un incendie de forêt.
La loi suisse interdit ainsi clairement aux entreprises de surveiller étroitement leurs collaborateurs. Mais «les sanctions sont très faibles», relève Michel Chavanne. Qui ajoute que «des entreprises bien établies, parmi les plus puissantes au monde, peuvent vendre des logiciels qui ne respectent pas l’article 328b du Code des obligations». L’avocat estime du reste qu’il existe de nombreux indices suggérant que la surveillance numérique des employés est «bien plus grande qu’on ne l’imagine en Suisse». «Les employés ne savent pas forcément lorsqu’ils sont surveillés. Ils devraient être informés des motifs et des moyens», conclut le spécialiste du droit du travail.
Le patronat affirme au contraire que les abus sont marginaux. Ainsi Marco Taddeï, de l’Union patronale suisse, il y a quelques mois à Heidi.news: «Non, je ne crois pas qu’il y a eu cette tendance. Et sur ce point, la loi est très claire: ce genre de contrôle est proscrit. Bien sûr, il y a toujours des cas d’abus.»
Luca Cirigliano ne partage pas cette observation. «Nous avons constaté au sein de l’Union syndicale suisse que des dizaines d’entreprises ont recouru à des logiciels interdits pour réaliser des captures d’écran de l’ordinateur du collaborateur ou observer l’utilisation du clavier.»
Véronique Kämpfen, directrice de la communication à la Fédération des entreprises romandes (FER), précise de son côté qu’il manque en Suisse des données permettant de mesurer l’ampleur du phénomène. «Le problème, c’est que la frontière entre surveillance et monitoring est souvent floue.» Et de donner un exemple de surveillance selon elle à la fois utile et justifiée: «Un employeur qui monitore la manière dont ses collaborateurs utilisent internet peut utiliser ces informations pour améliorer la quantité de travail donnée à chaque employé. Si l’un d’eux a le temps de planifier ses vacances pendant ses heures de bureau, ça peut être le signe que les tâches qui lui sont confiées ne sont pas suffisantes. A noter que toute surveillance doit se faire de manière proportionnée, sur la base d’éléments concrets. Elle ne doit pas et ne peut pas être permanente.»
Grâce à la technologie, l’employeur n’est plus le seul à évaluer les salariés
Certains secteurs, comme les banques ou les assurances, seraient les plus concernés par la prétendue augmentation des abus, en particulier s’agissant du télétravail. L’Association suisse des employés de banque (ASEB) affirme pourtant à Heidi.news ne pas avoir reçu de plaintes à propos de pratiques discutables.
Selon une récente enquête du New York Times, huit des dix plus grands employeurs privés des Etats-Unis utilisent des outils pour traquer la productivité de chaque collaborateur. Une surveillance qui ne concerne plus uniquement les métiers à faible qualification, mais s’étend désormais dans les bureaux. Le média cite le cas d’une femme qui assumait le rôle de vice-présidente d’une grande entreprise pour un confortable salaire de 200 dollars de l’heure. La fiche de paie s’est toutefois avérée moins attractive. L’employeur, usant d’un logiciel qui analyse le temps d’activité en télétravail – sans tenir compte des activités hors ligne, lesquelles doivent être approuvées par les RH pour être comptabilisées –, avait retranché une partie de la somme convenue.
Dans certains cas, la technologie est elle-même à l’origine des relations entre l’entreprise et le collaborateur, comme chez Uber. L’application trace tous les comportements de l’utilisateur. La chercheuse américaine Alex Rosenblat, auteure d’une étude réalisée auprès de 300’000 chauffeurs, expliquait à Usbek & Rica: «Par exemple, Uber intervient si un chauffeur freine trop brusquement ou accélère trop, ou si son téléphone vibre trop fortement. Uber surveille la vitesse des voitures en se basant sur les données de géolocalisation. Uber discipline également ses chauffeurs en leur imposant des itinéraires pour chaque course. Les chauffeurs reçoivent enfin des feedbacks sur leur taux d’acceptation des courses et leur taux de refus.» Selon Uber Suisse, l’application ne ferait toutefois que de suggérer un itinéraire, libre aux chauffeurs de choisir le leur.
La surveillance étroite des employés s’opère aussi dans le processus d’évaluation des travailleurs. Une tâche qui était auparavant «assumée exclusivement par l’employeur», relève Umberto Bandiera. Mais ça, c’était avant de voir fleurir les bornes aux trois visages (rouge, orange, vert) et les nombreux systèmes de notations (avec étoiles ou chiffres). Or entre évaluation du fonctionnement global de l’entreprise et évaluation individuelle d’un employé, la limite est floue.
Retour chez Uber, où les chauffeurs sont notés par leurs clients sur la base d’une échelle allant d’une à cinq étoiles. Il faut savoir que des sanctions sont prononcées lorsque cette note passe en dessous de 4,5 étoiles: moins de courses proposées, trajets courts privilégiés. voire une exclusion de la plateforme. A noter que le service de presse d’Uber affirme que ces mesures ne sont pas appliquées en Suisse, et que toute décision est systématiquement prise par un humain. Parce qu’il faut aussi savoir que ce type d’évaluation est désormais aussi pratiquée, ailleurs, non pas par des clients, mais par des algorithmes. Dont le fonctionnement est par définition opaque.
Le contrôle peut se faire a posteriori
La numérisation presque totale du travail permet aussi de retracer des comportements a posteriori, soulevant la question du respect de la sphère privée. Le Tribunal fédéral a rendu un arrêt le 25 août 2021 concernant un employeur qui a licencié son responsable des opérations pour mauvais management, chiffre d’affaires insuffisant et rupture du lien de confiance. Selon l’entreprise, le collaborateur aurait tenu des propos obscènes sur son lieu de travail. Pour étayer ses accusations, le patron de l’entreprise a demandé à sa fille de fouiller dans le smartphone professionnel du collaborateur, qui n’avait pas parfaitement «nettoyé» l’appareil avant de le restituer.
Mais, pour la justice: «Le contrat précisait certes que le téléphone portable ne devait être utilisé qu’à des fins professionnelles. L’intéressée savait néanmoins que l’employé en faisait aussi un usage privé puisqu’elle lui avait donné la possibilité de supprimer ses données privées avant de restituer l’appareil. (...) L’employeuse entendait récolter des preuves susceptibles d’accabler l’employé. Or, d’autres méthodes moins intrusives lui eussent permis de sauvegarder ses intérêts.» L’entreprise a finalement été condamnée à verser des indemnités à la victime pour plusieurs centaines de milliers de francs.
Dans d’autres circonstances, l’accès à la messagerie professionnelle d’un employé peut néanmoins être légale. Un ex-collaborateur d’une importante entreprise de média en Suisse confiait récemment à Heidi.news son malaise lorsque son employeur a consulté l’ensemble de ses courriels dans le cadre d’une procédure concernant des comportements déplacés perpétrés par un subalterne. «J’ai réalisé que j’avais accepté, lorsque j’ai signé mon contrat de travail, que l’entreprise soit propriétaire des échanges réalisés avec mon adresse mail professionnelle.»
Le dialogue doit être renforcé
En principe, la sphère privée de l’employé est protégée, ce qui s’applique aussi à ses communications. Mais des exceptions s’appliquent, comme le rappelle Michel Chavanne: «L’exploitation de mails privés constitue une atteinte à la personnalité de l’employé. En l’absence de motif justificatif, (consentement de la victime à la signature du contrat ou d’une autorisation, intérêt prépondérant privé ou public dans le cas par exemple de soupçons d’infraction pénale, infraction à la loi, ndlr.), l’employeur n’est pas autorisé à consulter les courriels privés du travailleur, indépendamment de la boîte mail dans laquelle ils se trouvent. Mais concrètement, si l’employeur a prohibé l’utilisation de la messagerie professionnelle à des fins privées, tout courriel est supposé appartenir à la sphère de l’employeur.»
En résumé, la loi — même si les sanctions encourues sont peu dissuasives — protège les travailleurs, mais la technologie est prête. Ainsi, sans grand débat de société, des dérives sont possibles. Pour Umberto Bandiera, le seul moyen d’empêcher le développement de ces méthodes en Suisse est de renforcer le dialogue. «Nous devons ouvrir la discussion sur ces sujets, notamment dans le cadre des conventions collectives de travail, pour établir des règles claires qui protègent les salariés.» Véronique Kämpfen, pour sa part, enjoint les employeurs à ne pas récolter plus de données que ce que prévoit la loi. Car «la confiance est un élément important dans la gestion du travail, tout ne peut et ne doit pas être constamment surveillé», relève la directrice de la communication de la FER.