Messes basses à l’arrière d’une Alfa abandonnée
Après un saut à New York, où nous avons découvert Florence, une jeune femme à la recherche d'Alix, son amour perdu, nous retrouvons cette dernière et les trois adolescents en cavale. Nous sommes en novembre, quelques semaines après l’éruption des Champs-Phlégréens, un supervolcan près de Naples. Dans ce troisième épisode, Vasko, Nora et Virgile s’interrogent sur Alix, cette femme taiseuse dont ils ne savent presque rien et qu'ils suivent malgré tout sous le ciel noir d'Italie, en direction du volcan.
La cinquième voiture est la bonne. Une Alfa Romeo familiale, plutôt récente, abandonnée au beau milieu de la route. La portière s’ouvre, Nora s’abrite à l’intérieur, essore ses cheveux détrempés. Les clés sont sur le contact. Le moteur démarre et il y a de l’essence – pas grand-chose, mais de quoi rouler quelques kilomètres. L’autoradio se met en marche. Nora reconnaît les arpèges, le tempo révérencieux, la voix stressante. Sancta Maria, nunc et in hora, in hora mortis nostrae, amen. Un morceau que sa mère a beaucoup écouté pendant le divorce. Sur toutes les stations, la même musique religieuse. Nora éteint l’autoradio. Le pare-brise n’est pas trop rayé, une petite statue à l’effigie de la Vierge est fixée sur la tablette. Coup de klaxon pour annoncer sa trouvaille. Ils vont pouvoir progresser au sec et, qui sait, un peu plus rapidement.
Pour s’y retrouver: le résumé de la saison 1 et la liste des personnages
Depuis qu’ils ont franchi la rivière, au début de la journée, la route sur laquelle ils marchent s’est sensiblement élargie. Ils ont dépassé plusieurs véhicules abandonnés, portières grandes ouvertes sous la pluie battante. Les gens ont fui le tremblement de terre sans se poser de question. La route, qui longe toujours le cours de la rivière, a dû se disloquer sous leurs yeux, des portions entières ont glissé vingt mètres en dessous dans les flots boueux.
Virgile et Vasko ont rejoint Nora, ils se sont installés les trois à l’arrière, muets, serrés, comme des enfants qu’on récupère après l’école. Vasko tient le sac Eastpack orange contre son ventre. Alix prend place à l’avant, forme un chignon avec ses longs cheveux détrempés, petite moue de satisfaction en posant ses mains sur le volant. Ouvre la boîte à gants, fouille, trouve des papiers, un téléphone. Regard dans le rétro, auquel pend un chapelet. On ne va pas prendre le risque d’être repérés maintenant, si? Le téléphone atterrit sur la route et Alix appuie prudemment sur l’accélérateur.
Ce n’est pas la première fois qu’ils se retrouvent tous les quatre dans une voiture. Près de l’embouchure du fleuve Ofanto, à 70 kilomètres d’ici – 120 pour eux, puisqu’ils s’obstinent à suivre les méandres –, dans la petite ville balnéaire de Barletta, il y a même un Hertz Car Rental qui attend le retour d’un véhicule loué pour trois jours par une certaine Alix Franzen. À la police qui viendra forcément enquêter, l’employée pourra seulement dire que malgré la pluie de cendre et le chaos général, la femme, Noire – métis à la rigueur –, anglais fluide, avait l’air propre sur elle, calme, qu’elle n’avait pas de papiers d’identité mais que le système d’empreintes digitales la reconnaissait. La femme voyageait avec trois adolescents qui s’exprimaient avec elle dans une langue commune, du français lui a-t-il semblé mais elle ne s’y connaît pas, ils ont payé cash, avec de grosses coupures neuves. Elle avouera peut-être que l’un des adolescents a demandé s’ils pouvaient tout simplement acheter la voiture, mais taira la somme qu’ils ont proposée – de toute façon ce n’était pas possible. Nora se demande si cette femme aura des ennuis à cause d’eux.
L’Alfa Romeo circule lentement sur la route défoncée. C’est un peu comme être dans un taxi. Sauf que personne n’a besoin de s’inquiéter pour l’argent. Nora entamerait bien une discussion avec la chauffeuse, plusieurs questions lui brûlent les lèvres: pourquoi est-ce que tu as accepté de nous prendre sous ton aile? Juste pour l’argent? Qu’est-ce que tu fuis, toi? Tu as l’âge d’être ma mère, mais tu ne ressembles pas du tout à nos parents… C’est quoi ton histoire? Et on va où? Au volcan, pour de vrai? Tu sais aligner plus de deux mots? Est-ce que tu vas finir par nous tuer, Alix?
Le terrain monte et descend sans arrêt, donne de faux espoirs – après ce col on devait arriver sur quelque chose de dégagé, mais non, la route replonge, le paysage est obstrué, la pluie brouille tout. Quelques fermes, des accès empierrés, des zones de ronces, des panneaux de déviation jaunes, rien de plus. Enfin, la route secondaire rejoint un segment en meilleur état. Alix appuie sur l’accélérateur. Dans une station-service, au milieu de nulle part, ils choisissent quelques barres chocolatées, des boissons énergisantes, des chips, des conserves, des bouteilles d’eau. Il n’y a personne, ils laissent un billet sur le comptoir. Nouveau panneau: «Benvenuto in Campania, Terra di emozioni».
Quand elle repense à leur rencontre, Nora se dit que les choses auraient pu mal tourner. Le premier contact était pourtant inespéré, épique même. Lorsque leur petit bateau à moteur, qui avait miraculeusement tenu le coup d’une rive à l’autre de l’Adriatique, a pris l’eau à l’entrée du port de Bari, Alix leur est apparue sous les traits d’une ange gardienne. Nora la revoit hisser Virgile hors de des flots, leur crier de courir pendant que le sol s’effondrait sous leurs talons. Ils étaient traumatisés par le départ précipité de Dubrovnik, la veille, et par la traversée tumultueuse, le séisme allait les achever, mais Alix semblait tout anticiper, agir instinctivement. Elle savait quoi faire – on va rester dans ce parc au cas où il y aurait une réplique, et puis on avisera –, c’est elle qui leur a proposé de les amener à Barletta, quelques kilomètres plus au nord, elle connaissait des journalistes qui allaient repartir vers la France, vous êtes Français, non? Le mot «Suisses», prononcé par Nora, avait marqué un tournant. Ils ne parlaient pas seulement la même langue, ils venaient du même endroit, de ces rives du Léman qui leur paraissaient si lointaines.
Dans le bar, la chaîne d’info en continu diffusait des images du tremblement de terre, lui-même une réplique de l’éruption des Champs Phlégréens, survenue deux semaines auparavant sur la côte opposée. Après les dégâts causés par les cendres, le séisme n’avait rien arrangé. Comme si on avait vidé des tonnes d’acide en poudre sur les plaies d’un territoire blessé. Les hôpitaux devaient renvoyer les personnes en détresse respiratoire – yeux piquants, gorge brûlante – pour faire place aux nouvelles victimes, plus gravement atteintes. Avec l’arrivée de la pluie, la cendre est devenue visqueuse, s’est liquéfiée, affreusement glissante. Les voies de communication étaient coupées, les populations isolées, les eaux des rivières, des citernes et des nappes phréatiques souillées. Des maladies anciennes menaçaient à présent de refaire surface. On craignait le choléra dans les Pouilles, une épidémie de légionellose à Eboli. Toutes les forces disponibles – armée, protection civile, pompiers, volontaires – ayant été dépêchées à Naples juste après l’éruption, le tremblement de terre a tout simplement poignardé le pays dans le dos.
Et puis, sujet suivant, leurs têtes à tous les trois, en grand à la télévision. Des photos récentes, prises au Monténégro et envoyées à leurs parents dans ce qui semblait être une vie antérieure. Deux garçons et une fille, ressortissants suisses de 15 et 16 ans, en provenance de la Croatie, probablement sur sol italien, sont recherchés par la police nationale. «Putain, ils ont pas autre chose à foutre?» Alix les a discrètement poussés hors du bar, Nora était dans tous ses états, est-ce qu’elle allait les dénoncer? Pour Virgile, c’était clair, il fallait se rendre – on est mineurs, et c’était de la légitime défense, Aden allait nous buter! C’était un mafieux, ce mec. Vasko a coupé court et parlé de l’argent. «On peut te payer. Il faut combien pour que tu nous lâches?»
Ils sont entrés dans un magasin de trek et ont fait une razzia: tente, sacs de couchage, dix vestes et dix pantalons, huit paires de chaussures, plusieurs réchauds, des jumelles, des filtres à eau, d’autres objets en carbone ou en Téflon dont ils ignoraient l’utilité. Quitte à être en cavale, autant le faire avec du matériel de pointe.
– Tu lui fais confiance, toi?
Nora s’est penchée vers l’oreille de Virgile pour chuchoter. Il fronce les sourcils, lance des gros yeux en direction du siège avant. Alix est concentrée sur la route.
– Calme-toi, avec le bruit de la pluie, elle peut pas nous entendre. Alors? Tu penses vraiment qu’elle sait ce qu’elle fait? Qu’elle a un plan, une fois qu’on sera au volcan?
– Moi je sais seulement qu’elle aurait clairement pu nous balancer, et qu’elle l’a pas fait. Tu penses que sans une adulte, on aurait réussi à convaincre ce gars de la Croix-Rouge de nous aider à retirer l’argent de Vasko?
– Ouais, en gros elle s’est arrangée pour qu’on lui soit à jamais redevable. Et le mec de la Croix-Rouge s’est mis cent mille euros dans les poches, on va pas non plus lui filer un pin’s.
– Appelle ça un deal, une commission, ce que tu veux. N’empêche que sans lui, à part retirer 50 euros par jour au distributeur et nous faire repérer en moins de deux, on serait pas allés bien loin.
– Je te suis pas, Virgile. C’est pas toi qui voulais rentrer à la maison, qui disais qu’il fallait pas la suivre? Et maintenant tu la défends et tu lui obéis aveuglément?
– Qui dit que je lui obéis aveuglément?
Regard trouble de Virgile. Qui ébouriffe les cheveux de la jeune fille, paternellement. Nora s’énerve, veut en savoir plus.
– T’inquiète pas. Fais-moi juste confiance, OK?
Un drôle de bruit dans le moteur. La voiture ralentit, cale, roule en silence sur quelques dizaines de mètres. Le réservoir est vide. Tout le monde sort, remet les capuchons, les sacs à dos, s’apprête à rempiler pour des heures sous cette pluie sans fin. Mais après le virage, miracle, merci la Vierge Marie, le paysage s’ouvre enfin. Ils sont arrivés sur un plateau, une cuvette plutôt, qui en d’autres circonstances aurait pu paraître majestueuse: un cirque de montagnes basses aux formes géométriques simples – une double bosse, plusieurs triangles parsemés de résineux, un trapèze. Et au milieu, un lac, avec des bras qui s’enfoncent délicatement entre les collines, et des maisons posées sur les berges et les hauteurs, pas un vrai village, plutôt un coup de dé. Le ciel est bas, noir de seiche, la pluie redouble, leur fouette le visage, ils sentent dans leurs jambes, dans leur ventre, que la nuit est enfin arrivée. L’auberge, au bord de la route, est éclairée et leur fait miroiter des édredons d’une douceur folle. La route s’arrête ici ce soir.
Suite au prochain épisode.
--
Illustrations: Robin Salomé est un jeune artiste peintre, sculpteur et dessinateur qui vit et travaille à Paris. Les jeux vidéo, le cinéma et les mangas ont nourri son regard et son univers. C'est par le dessin, langage de tous les jours, qu'il avance dans la recherche de nouvelles histoires.