Robert Neuburger, psychiatre et psychanalyste, dans son cabinet des Eaux-Vives à Genève. Photo : Emile Costard

Où l’on tente de faire le portrait d’un psy qui a enfanté une pensée

Il a d’abord fallu aller demander à Robert Neuburger s’il était d’accord pour un portrait de lui en plusieurs épisodes dans Heidi.news. Il m’a proposé de venir le voir à Genève en m’invitant à un séminaire qu’il organisait, comme tous les mois depuis trente ans, avec des amis psys pour comprendre les évolutions de la société en matière de couple et de famille. C’était l’un de ses derniers. Neuburger voulait arrêter à la veille de ses 80 ans.

Publié le 18 janvier 2020 04:59. Modifié le 20 janvier 2020 10:22.

A travers la seule vitre éclairée de la rue, je le vois aménager la pièce vide. Sa longue silhouette fine toute en jambes, en bras et en mains dans un costume noir élégamment coupé se ploie pour déplier une dizaine de chaises en cercle. J’arpente le trottoir d’en face, jusqu’au croisement des rues du Roveray et du Simplon dans le quartier des Eaux-Vives à Genève. Je suis en avance et je réfléchis aux arguments que je vais pouvoir employer quand j’entends des pas résonner. Une grande femme aux longs cheveux bouclés passe dans un souffle pour s’engouffrer au rez-de-chaussée dans la pièce éclairée. Je les vois s’embrasser.

À plusieurs reprises, j’ai interviewé Robert Neuburger, psychiatre et psychanalyste, généralement sur la famille ou le couple, ses spécialités, parfois aussi sur la dépression ou l’intimité, qu’il a également traitées dans la quinzaine de livres qu’il a écrits. Pour lui, tout est lié. C’est bien pour ça que cette fois j’aimerais aller plus loin. Mais il a reçu des patients toute la journée, à deux pas d’ici, dans son cabinet sur le lac Léman, il n’avait pas le temps de discuter et il m’a proposé de venir à son séminaire ce soir.

Installée sur la chaise la plus éloignée du psychiatre, j’essaie de lier conversation avec mon voisin. Je suis impressionnée. C’est un séminaire de psys. Dix d’un coup. Enfin, pas tout à fait. Depuis trente ans qu’il vit à Genève, il organise ces rendez-vous une fois par mois, gratuitement, avec ceux que ça intéresse: ses étudiants de la fac, des confrères et amis, des curieux. Certains sont directeurs de foyers sociaux, d’autres psychologues, voire psychiatres, «des thérapeutes, pas très prescripteurs de médicaments», précise notre hôte en faisant les présentations. Vient mon tour; j’en profite pour lui rappeler que je fais l’aller-retour de Paris exprès pour lui parler. Il n’avait pas compris, il ne va pas avoir de temps en sortant non plus. Ca l’embête. Moi aussi. Il se racle la gorge. Et si je me joignais au petit groupe qui va dîner à la pizzeria après?

30042019-000014.jpg
La vue du cabinet de Robert Neuburger dans le quartier des Eaux-Vives à Genève. Photo : Emile Costard

«De manière générale, la fréquence des rapports sexuels a diminué, surtout chez les jeunes. Ils n’ont plus d’intérêt à la séduction.» Robert Neuburger ouvre la discussion en citant un article du Monde sur de jeunes adultes qui ne veulent pas faire l’amour. Il tient à la main quatre grandes feuilles noircies de notes. Il a préparé durant le week-end. Le séminaire d’aujourd’hui porte sur la transmission des valeurs dans les institutions -familles, couples, pays, etc.-, et plus particulièrement sur la transformation des rapports entre hommes et femmes. Ses collègues participants le constatent aussi: ils reçoivent de plus en plus d’hommes à la sexualité solitaire et à qui la situation convient.

Influence des jeux virtuels qui ne donnent pas envie de se confronter au réel? Rôle de la pornographie qui permet de se masturber sans fin? Importance prise par les sex toys en comparaison desquels «le mec est forcément minable», comme dit mon voisin? Chacun y va de son observation, dans son cabinet ou dans son institution, de chiffres et d’études qu’il a lus, et surtout de questions. «Ce n’est pas un manque de libido, c’est un déplacement», poursuit dans son raisonnement l’organisateur, ses grandes jambes croisées sous sa petite chaise pliante, constatant qu’«il y a quelque chose de fraternel qui est en train de se créer» dans les groupes de jeunes, entre hommes et femmes. «Une société fraternelle?», questionne une participante. «Ca n’engendre pas beaucoup...» Sachant que, dans le même temps, remarque Neuburger, «les politiques font pression pour libéraliser les moyens de procréation». Silence de réflexion dans l’assemblée. En tous cas, conclut-il, «le couple, qui était très valorisé ces derniers temps, et qui a engendré des foules de thérapeutes de couples, perd de la vitesse...» Sourires amusés.

Robert Neuburger a lui-même longtemps reçu des familles et, s’il a élargi sa spécialité, c’est qu’il a vu arriver dans son cabinet de plus en plus de couples. Souvent après le deuxième enfant, et un projet immobilier dans l’année, a-t-il coutume de rappeler en plaisantant à moitié. Souvent pour des problèmes de communication «alors qu’ils ont des difficultés avec tout sauf avec ça». Parfois ils n’ont même pas de problèmes de couple mais «des problèmes d’enfants», à savoir des conflits liés à des différences sur la façon de considérer l’éducation. Ces différences peuvent s’aggraver et il constate que, souvent, c’est la mère qui tend à imposer des limites aux enfants, «le père faisant preuve d’une certaine complaisance face aux exploits de leurs petits».

Peut-on y voir un lien avec ces adolescents violents, physiquement, envers leurs parents que Neuburger reçoit de plus en plus nombreux? Les parents arrivent désarmés. Ils ont été présents, ils ont tout fait pour leurs rejetons et ils ne comprennent pas ce qu’il se passe. Cela n’était pas aussi fréquent il y a quarante ans, dit-il.

«Les psys voient par définition les évolutions plus tôt que les sociologues qui ont besoin de plus de données pour affirmer un changement», remarque Neuburger. Le psy cherche à comprendre, «sans les juger, les évolutions aujourd’hui rapides de la société», pour pouvoir continuer à accompagner ses patients. C’est là que le système de pensée qu’il façonne depuis cinquante ans, à recevoir des centaines de patients, à former et superviser des dizaines de psys, à diriger des services sociaux et de psychiatrie, offre une grille de lecture susceptible d’aider. Le critère principal étant pour lui de trouver des concepts «fonctionnels», quitte à en changer quand ils marchent moins bien, et à en forger de nouveaux.

A propos de ces adolescents qui deviennent violents avec leurs parents, Neuburger a ainsi son explication: le manque de transmission, élément clé de son système de pensée. «Aujourd'hui, entre parents et enfants, on discute mais on ne transmet pas», m’a-t-il expliqué pour une interview l’an dernier. «La dimension relationnelle parents-enfants est survalorisée tandis que la dimension d’appartenance à une famille est oubliée. Nous voyons, avec mes collègues psychiatres et pédopsychiatres, de plus en plus de couples ayant un ou plusieurs enfants, et pour lesquels la transmission de valeurs familiales est négligée.» A leur sujet, Neuburger a forgé l’expression d’«enfants-cerises»: «ils sont accrochés à leurs parents qui sont sensés tout leur apporter et n’ont pas conscience d’appartenir à une famille avec ce que cela peut signifier d’entre-aide et de solidarité.»

«On ne peut pas lire ça impunément; je crois que cet entretien va me hanter… Un grand merci!» m’avait écrit un copain enseignant après avoir lu l’interview. Sa fille était adolescente et il venait de divorcer. «J’en fais une application hyper prosaïque», m’avait dit, elle, une copine journaliste. «Pas plus tard que le week-end dernier, j’ai raconté à mon fils en jardinant comment son arrière-grand mère jardinait, comment elle mettait de l’engrais et pourquoi dans notre famille on continue à jardiner mais en faisant autrement.»

Il est rare de rencontrer un «chercheur» qui enfante une pensée. Des bouts, des morceaux, qui se répètent inlassablement, oui. Des théories ardues au jargon nébuleux qui restent cantonnées à leur domaine, aussi. Des commentaires lumineux, également. Mais une pensée simple, qui ressemble au bon sens, à moins que ce ne soit de la complexité digérée, et qui éclaire d’un jour nouveau les situations vécues comme les évolutions de société, j’en ai peu croisés. Si en plus cette pensée fait du bien… D’où mon envie de faire un portrait en profondeur, en plusieurs épisodes, de Robert Neuburger. S’il me laisse l’occasion de le lui proposer.

Tout en repliant les chaises, le psychanalyste rappelle que le prochain séminaire sera le dernier. Il apportera de quoi organiser un apéro. Y compris de son vin du Valais. Trente ans d’échanges... Il y a de la tristesse dans sa voix même si c’est lui qui décide d’arrêter. Robert Neuburger a 80 ans cette année. Et alors que nous marchons sous la pluie et dans la nuit pour rejoindre la pizzeria, je lui explique mon idée dans les sept minutes dont nous disposons. Il salue l’antiquaire sur le pas de sa porte, prend de ses nouvelles, promet de repasser. Je crains qu’il ne fasse comme l’an dernier quand je lui ai proposé un livre d’entretiens. Il n’a jamais vraiment répondu. A chaque fois que je lui en parlais, j’avais même l’impression qu’il redécouvrait le projet. Au loin, les lanternes du restaurant apparaissent et je me dis que cet aller-retour commence lui aussi à ressembler à du temps perdu. Le thérapeute ferme son parapluie, me sourit et, sur un ton badin, me dit: «Oui, ça m’intéresse ». Avant de se perdre dans les effluves de pizza au feu de bois.

Faire l’objet d’une série d’articles sur un site internet, suisse, multimédia, c’est différent de ce qu’il a déjà fait. Peut-être y voit-il aussi une manière de poursuivre la conversation des séminaires autrement. De transmettre, puisque c’est dans ses préoccupations du moment. De se faire plus connaître encore. Ca l’intrigue, confie-t-il au dessus d’un plat de pâtes aux palourdes, son préféré du restaurant dont il est un habitué. Il n’a pas son rond de serviette sur les plateaux radio ni télé, pas comme un Boris Cyrulnik -l’un de ses amis-, un Marcel Rufo ou une Marie-France Hirigoyen, dont les concepts sont pour ainsi dire copyrightés.

Il a pourtant créé lui aussi des concepts, et de nombreux, en plus de cinquante ans de travail. «Enfants cerise», «cercle d’appartenance», «sentiment d’exister», «mythe familial», «rituel de couple», etc. Et on ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir la tête de l’emploi dans ses costumes sombres, avec son air compréhensif et rassurant, agitant ses longues mains quand il parle, plissant les yeux en penchant légèrement la tête sur le côté pour vous écouter derrière ses lunettes cerclées de noir, ses lèvres fines fermées dans un demi sourire quasi permanent, toujours prêt à raconter une bonne histoire de patients aux allures de parabole. Un conteur au coin du feu. Un psy tranquille.

Capable d’envoyer, toujours en souriant, des punchlines radicales qui se digèrent lentement. «Vous savez, la question n’est pas tellement de savoir pourquoi on se suicide, mais pourquoi on ne se suicide pas plus. Vu ce qui nous attend…» peut-il asséner. Ou: «Aujourd’hui, on a presque trop de liberté et cette liberté, quelquefois, s’appelle solitude.» Voire: «La liberté de l’être humain, c’est de pouvoir choisir ses aliénations.» Et de taper sur les médicaments -«les antidépresseurs, ces régulateurs sociaux»-, la psychiatrie – «quand vous mettez une étiquette sur quelqu’un, il n’a plus qu’une chose à faire, c’est de se taire»-, ou les psychanalystes, «qui ont confondu autonomie et solitude» à force d’encourager leurs patients à couper avec tout le monde. Divorcer, démissionner, devenir berger. Je regarde Neuburger qui commande une autre bière avant le dessert.

Il faut dire aussi qu’il a un sens de l’organisation bien à lui, qui lui fait perdre ses carnets d’adresses quand ce n’est pas oublier ses rendez-vous, et un esprit de contradiction étonnamment développé, qui peut lui faire dire le contraire de ce qu’il a déjà dit si, par malheur, vous essayez de le lui faire répéter. Dès qu’il sent le cadre, l’étiquette, l’enfermement approcher, il s’échappe, il rebondit, il s’éloigne.

Imprévisible. Incadrable. Inclassable aussi. Il «[suit] sa voie, peut-être n’est-elle pas unique», répond-il quand je lui demande par dessus son tiramisu s’il se réfère à certaines écoles de pensée. Il s’étonne de la question, assure ne jamais y avoir pensé. Non, il se nourrit de tout: de sociologie, de l’observation de ses patients, de la lecture des journaux, des magazines féminins, de psychanalyse, d’anthropologie, d’ethnopsychiatrie, ou encore de philosophie. Il a surtout un pêché mignon, confie-t-il en prenant un sourire gourmand: les épistémologues. «Ces gens qui s’intéressent à la manière dont est structurée la pensée. Des gens comme Piaget, Pasteur, ou Freud. Plutôt des pragmatiques de la pensée.» Des amateurs de logiques. Des acrobates nés. J’aurais dû me méfier.

Robert Neuburger est psychiatre, psychanalyste, thérapeute de couple et de famille. Il est un des fondateurs du mouvement systémique en France, Professeur honoraire de psychologie clinique (ULB), il a écrit de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues dont le japonais et, récemment, en chinois.