A Trient, la grande tristesse dans la montagne
«La nuit, c’était effrayant. Ce bruit. Ca durait trois ou quatre jours. Et cette odeur. Je me souviens surtout de cette odeur. Ca sentait la terre, une terre brunâtre, froide. Les berges avaient cédé.» Debout, accoudé à une table haute devant la buvette du glacier du Trient, Paul Gay-Crosier se souvient. Sous la langue glaciaire, il y avait un lac. Ou une poche d’eau. On l’appelait la tine. Elle gonflait, et gonflait encore pour, certaines années en juillet-août, finir par déborder, provoquant une crue de la rivière Trient et l’émoi du village en aval. Mais «ça n’existe plus».
Pau Gay-Crosier nous attendait donc à la buvette du glacier, bien connue des promeneurs et randonneurs, que l’on rejoint en trois quarts d’heure en suivant un sentier forestier partant du col de la Forclaz. En chemin le long du bisse du Trient — dont le débit est en ce jour bien modeste —, la réalité du réchauffement climatique est saisissante, éclatante de vérité. Tout là-haut, vers les sommets, le glacier luit au soleil. A vif, nu, dépouillé. Pas le moindre manteau neigeux pour protéger la glace. Le glacier du Trient fond, comme tous les autres. Et, dans son baroud d’honneur, il semble vouloir briller aux yeux de ceux qui, trop longtemps, les ont fermés.
Le lieu du rendez-vous n’a pas été choisi par hasard par notre guide d’un jour. L’enfant du village devenu conseiller communal mesure aisément depuis la buvette le recul de la bête: 1261 mètres perdus entre 1879 et 2020. Des données qui, traduites en langage d’homme, deviennent: «Quand j’étais gamin, dans les années 1950-1960, on partait d’ici avec ma cousine et je me souviens qu’en un quart d’heure, on allait toucher la glace.» Comptez presque une heure, désormais.
Un aviateur, Leni Riefenstahl et une patte d’ours
Et le recul n’est de loin pas tout, il y a aussi le dramatique amaigrissement. Quand Paul Gay-Crosier était enfant et qu’il s’aventurait jusqu’à la langue, c’était un véritable mur de glace qui l’y attendait. «On voyait très bien, même de loin, la “patte d’ours”», explique-t-il. En témoigne la photo ci-dessous de cet alpiniste, prise en 1973. En 2022, quand on atteint le glacier, un pas tout ce qu’il y a de plus banal suffit à monter sur la bête. Qui, à ce rythme, un jour prochain ne sera plus.
Impossible de ne pas ressentir un pincement au cœur à l’idée de voir disparaître ce glacier du Trient et, avec lui, ses histoires. Facile d’accès, partageant avec le Belvédère, au-dessus de Macugnaga (massif du Mont-Rose, Italie), la particularité d’avoir progradé jusqu’à la fin des années 1980, il a longtemps été un lieu privilégié pour l’observation scientifique et les courses d’école des élèves romands. Il a même été l’instrument de l’histoire quand l’aviateur allemand Ernst Udet y a posé son appareil en 1930— une première sur un glacier valaisan — pour les besoins du film Tempête sur le Mont-Blanc d’Arnold Fanck, avec Leni Riefenstahl.
Des glaçons, mais pas pour le pastis
Le glacier du Trient a en outre joué un rôle économique important pour la région. Et ceci dès le 19e siècle. Sa glace était extraite, acheminée par wagonnets jusqu’au col de la Forclaz puis jusqu’à Martigny et, de là, envoyée et vendue jusqu’à Lyon, Paris ou Marseille, via l’arc lémanique. «Non pas pour mettre des glaçons dans le pastis, comme pensaient certains, mais pour garder les boissons au frais», plaisante Paul Gay-Crosier. Un commerce stoppé net par l’invention du frigo.
Bien sûr, plus question aujourd’hui d’exporter de la glace, pas plus que du bois — les arbres, coupés en montagne, étaient jetés dans le Trient (délicate et périlleuse technique du flottage) pour être travaillés en plaine. Le glacier n’en demeure pas moins un «acteur» central pour l’activité économique de la vallée, attirant adeptes du trail ou de la marche en été, du ski de randonnée en hiver et de l’alpinisme toute l’année.
«Ca me fait de la peine, lâche Paul Gay-Crosier. Je suis un optimiste par nature et je me dis que ça va bien cesser. Mais, quand je regarde mes photos, je vois bien que non. Et cette année 2022 c’est encore pire, avec le manque de neige de l’hiver dernier et la canicule actuelle. En 2018 ou 2020, il y avait encore de la neige sur le glacier en mai-juin. Là, c’est misérable, c’est vraiment la catastrophe.» L’ancien maître de géographie dans les cycles de Martigny, qui a notamment suivi l’enseignement du professeur de l’UNIL Jörg Winistörfer et a songé épouser une carrière de géologue, continue à «vivre d’espoir». Il le faut bien. Mais il se résout aussi à assister, impuissant, à la mort annoncée du seigneur de la vallée.
«On le voit bien quand on monte à la cabane du Trient (à 3170 m d’altitude, ndlr.). J’y étais l’an dernier. Le plateau est toujours couvert mais il est tristounet. Il est gris, on n’y voit plus que de la glace, il n’y a plus de protection. Et c’est pour moi le plus grave: le bassin, la source d’alimentation de la langue glaciaire diminue.»
Le peu de précipitations hivernales, «alors qu’il faudrait, je ne sais pas, 6, 7 ou 8 mètres de neige chaque hiver», n’arrive donc plus à compenser la perte de volume du glacier, «qui n’est plus nourri depuis des décennies». Et qui, en fondant, pose à la commune de réels problèmes de sécurité. Paul Gay-Crosier peut aisément en faire la démonstration puisque la semaine ayant précédé notre rencontre, la fonte de la langue couplée aux orages ont provoqué une crue du Trient qui a notamment emporté une partie du pont (désormais fermé) juste en dessous de la buvette, et arraché la prise d’eau alimentant le bisse — nous comprenons alors mieux le faible débit constaté tandis que nous le longions.
Rien de surnaturel
Alors oui, le bisse du Trient, construit pour irriguer en plaine toute la zone de Martigny-Combe, a désormais une valeur plus «folklorique, touristique», reconnaît Paul Gay-Crosier. Qui nuance cependant: «Encore que, cet été, avec la sècheresse, les gens en bas ont été bien contents d’être alimentés en eau par le bisse. Peut-être qu’il sera à nouveau important à l’avenir. Des travaux de rénovation et d’entretien ont d’ailleurs commencé.» Un projet de renaturation de la rivière est également à l’étude au Grand Conseil.
Trient et ses 174 personnes (pour 40 familles) ne vivent ainsi peut-être plus dans l’inquiétude, chaque été, de voir la tine déborder, «ce qui n’est plus arrivé depuis environ les années 1960». Mais la vigilance, face à la promesse d’épisodes météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents, est tout de même montée d’un cran. «L’eau ne gèle plus. Maintenant, une heure après un orage un peu important, le Trient gonfle.»
Au village, on ne rejoue pas La grande peur dans la montagne: ici, ni superstition, ni mythologie, ni surnaturel. Mais simplement la mort presque inéluctable du glacier luisant sous le soleil et, à cause d’elle, les dangers bien réels encourus par celles et ceux qui ont trop longtemps fermés les yeux.