Au Val-de-Ruz, la révolution scolaire arrive d’en bas
Pragmatique, le directeur du cercle scolaire dans cette région neuchâteloise encourage ses enseignants à repenser leur manière de travailler pour tester de nouvelles approches. Ils sont de plus en plus nombreux à le prendre au mot, pour un résultat aussi étonnant qu’enthousiasmant.
Dans le bureau de Fabrice Sourget, il y a un ordinateur, des tables de réunion bien ordonnées, des post-it collés à la fenêtre… Normal, pour un directeur d’école. Plus surprenant, dans un coin, un pédalier bleu attire le regard.
- Vous vous en servez pour quoi?
- Ah ça? On en a tout un stock. Les enseignants peuvent les prendre pour leur classe. Les élèves qui le souhaitent, ceux qui veulent bouger et dépenser leur énergie, peuvent pédaler en travaillant.
Cet appareil qui nous fait imaginer des élèves moulinant des jambes tout en récitant du vocabulaire allemand est sans doute anecdotique. Un détail, mais à ranger dans la catégorie de ceux qui révèlent quelque chose du lieu où ils se trouvent. Cette école du Val-de-Ruz pédale-t-elle à contre-courant en Suisse romande? Si l’on se trouve dans la montagne neuchâteloise en ce lundi venteux de printemps, c’est parce qu’on nous a soufflé qu’ici fleurissait «un établissement public atypique», peu frileux sur le plan des innovations pédagogiques.
Au Cercle scolaire du Val-de-Ruz, qui regroupe 13 écoles primaires et une école secondaire – 2200 élèves au total –, certains enseignants donnent la classe en forêt, d’autres ont mis en place des ateliers de philosophie pour développer l’esprit critique et la construction d’opinions personnelles chez les enfants dès quatre ans. Des classes du secondaire ont développé leurs compétences d’algèbre et de géométrie en construisant un poulailler, dans lequel évolue aujourd’hui avec panache un magnifique coq brahma. Quant aux rares heures d’arrêt distribuées aux élèves les plus turbulents, elles prennent la forme d’une marche en forêt, seul, en suivant un parcours défini au cours duquel les «punis» doivent envoyer des selfies à des points précis. La consigne: réfléchir. Et l’exercice se termine par une discussion. «On ne peut pas dire que ça marche mieux, rit Fabrice Sourget. Mais cela supprime le rapport de force.»
L’école du XXe siècle a vécu
Dans ce foisonnement d’idées, deux approches se distinguent et gagnent du terrain: la «classe flexible» en primaire et la «maîtrise inversée» dans le secondaire. Pour Fabrice Sourget, l’école telle qu’elle a été pensée au XXe siècle n’est plus adaptée, pour au moins deux raisons. D’une part, elle a changé de paradigme avec l’école inclusive, cette volonté affirmée en Suisse depuis une dizaine d’années d’inclure tous les élèves en répondant à leurs besoins spécifiques. «Face à l’hétérogénéité qui s’accroît, il faut repenser l’organisation des classes. Le modèle frontal, avec un enseignant qui fait le même cours à tous, s’adresse à l’élève moyen. Les plus avancés s’ennuient. Les autres décrochent. Il faut arrêter!» L’autre défi, c’est le numérique, qui impose de revoir toute la transmission et le rapport au savoir, car la connaissance est désormais partout.
Pour le directeur, la réponse à ces évolutions profondes se trouve à l’échelle de chaque établissement. La réalité rurale du Val-de-Ruz n’est pas celle de la Chaux-de-Fonds, encore moins celle de Lausanne ou de Genève. «Nous pouvons agir sur nos classes, faire bouger notre propre environnement. Les lois sont suffisamment vagues pour essayer de nouvelles choses. Je pars du principe que nous n’avons pas d’autres limites que celles imposées par nos habitudes.» Dans ses fonctions de directeur, il «donne le pouvoir» aux enseignants de changer leur manière de travailler, leur rappelle qu’ils en ont la latitude et les encourage à questionner leurs pratiques.
«Je n’impose pas»
Pour voir ces changements à l’œuvre, direction le Collège des Geneveys-sur-Coffrane, une école primaire de 250 élèves. Ici, la classe flexible, aménagée pour proposer aux élèves des espaces variés et favoriser les apprentissages, est pratiquée par deux tiers des enseignants. Elle est souvent combinée à une pédagogie qui repose sur le travail en petits groupes.
Dans la classe de Margaux Houriet, les traditionnels pupitres ont disparu. Ils ont été remplacés par deux tables rondes, un épais tapis fuchsia garni de coussins, des petits fauteuils et un banc sous une pergola. Ses élèves, des 8e Harmos, soit la dernière année de primaire, se déplacent librement, se parlent en chuchotant. Ils ont reçu une «feuille de route» listant les activités du jour: nombre décimal, calcul mental, mot-croisé ou encore Scrabble en anglais à faire à trois.
«Ils choisissent une activité au moment où elle leur convient, et s’installent où ils veulent, explique l’enseignante qui travaille ainsi depuis bientôt six ans. Le fait de pouvoir se déplacer librement, de changer de place s’ils ne se sentent pas bien, améliore leurs performances. Je n’impose pas, et cette liberté les motive. Je n’interviens que si je vois que cela ne fonctionne pas.» Margaux Houriet est présente pour répondre aux questions et corriger les exercices de manière individuelle au fur et à mesure. Sur la feuille de route, l’élève peut noter s’il a bien compris ses erreurs et comment il a trouvé chaque activité.
Dans le couloir, hors de la classe, Laetizia, Elmedina, Solange et Laura sont assises sur le sol, autour de crayons et de feuilles éparpillés. «On a le droit, il suffit de demander à Margaux. Mais seulement un groupe à la fois», disent-elles visiblement réjouies de se retrouver entre elles, à l’écart du reste de leurs camarades et de la surveillance de la maîtresse. Et ça leur plaît, cette manière de travailler? «Oh oui!, s’exclament-elles d’une seule voix. On s’entraide, c’est plus rigolo.» Quant à la tentation de faire autre chose que les exercices, ce n’est pas un problème, affirment les quatre élèves. «On reste bien concentré. On ne discute pas d’autres sujets, à part si c’est urgent-urgent.»
Les élèves prennent les rênes
Après la primaire, c’est à Cernier que les élèves des 15 villages de la vallée continuent leur scolarité obligatoire, au Collège de La Fontenelle. Dans cette école de 650 élèves, la «maîtrise inversée» séduit de plus en plus d’enseignants. Il s’agit d’un mélange de deux approches: la pédagogie de la maîtrise, dont le principe de base est que tous les élèves peuvent réussir pour peu qu’on leur en donne le temps et les moyens, et la classe inversée. Nous y retrouvons Thierry Vauthier, enthousiaste prof de maths qui a popularisé cette méthode au sein de l’établissement et participait, le 8 mars, à la conférence-débat organisée par Heidi.news, Le Temps et la FIFDH pour lancer cette série sur la réinvention de l’école. L’enjeu à La Fontenelle est le même que pour la classe flexible en primaire - répondre aux besoins d’élèves aux rythmes et aptitudes différents –, mais dans le cadre plus contraignant de l’école secondaire, où les journées sont découpées en périodes de 45 minutes centrées sur une discipline.
Voilà pour la théorie. Mais concrètement, à quoi cela ressemble-t-il? «Je donne les rênes aux élèves, résume Thierry Vauthier avec conviction. Ce n’est plus ‘il est 8h30, on fait des maths, vous vous asseyez, vous écoutez’. Les jeunes arrivent en classe, ils disent bonjour, puis choisissent ce qu’ils veulent faire, comment et où. La seule règle, c’est qu’on ne peut que travailler.» Cette approche s’appuie en grande partie sur le numérique. Le professeur met à disposition des tutoriels en ligne, des exercices, des corrigés et une multitude de jeux. Mais aussi des i-Pad durant les heures de cours. Comme aux Geneveys-sur-Coffrane, les couloirs font partie du périmètre autorisé. Lorsqu’il fait beau, la classe a parfois lieu à l’extérieur.
Les mauvaises notes ne comptent pas
Quant aux évaluations, qui gagnent en pesanteur au fur et à mesure que les enfants avancent dans leur scolarité, comment les intégrer à cette organisation atypique? En y apportant également de la flexibilité (et en contournant un peu le système). Les élèves ont accès à un ensemble de tests qu’ils peuvent passer à tout moment, lorsqu’ils se sentent prêts. Et si la note n’est pas bonne, elle ne compte pas et peut être repassée une autre fois. «Ils gèrent eux-mêmes leur travail par l’erreur, et la notion de feedback. Nous sommes davantage focalisés sur la progression individuelle que sur la compétition. On ne parle d’ailleurs plus beaucoup de notes ni de résultats dans la classe», se réjouit Thierry Vauthier.
Cette pédagogie qui mise sur l’autonomie de l’élève, dans laquelle le rôle de l’enseignant n’est plus de transmettre un savoir théorique mais d’accompagner pour atteindre des objectifs, demande une importante mise en place en amont, concède Thierry Vauthier. «Cela nécessite aussi une bonne maîtrise du contenu scolaire et du numérique et la capacité de gérer 20 élèves qui travaillent sur 20 choses différentes.» Mais le retour sur investissement est au rendez-vous.
Pas meilleurs, mais plus autonomes
Les élèves ne se révèlent pas meilleurs en maths, mais développent des capacités transversales comme l’organisation et la recherche de solutions. Thierry Vauthier: «Ils ont plus de facilité à s’y mettre et s’impliquent davantage. Ils sont motivés! La seule chose qui ne marche pas très bien, c’est la collaboration entre eux. Ils restent malgré tout très individualistes. Quant au changement de posture de l’enseignant, il améliore le lien entre l’adulte et les jeunes, avec un fort impact sur les problèmes de discipline.» Comme pour illustrer ses dires, sa première classe de l’après-midi, une 11e Harmos, arrive, s’installe en silence et se met immédiatement au travail sans rechigner. «Si on ne travaille pas, c’est notre problème, souffle Damien. Ca me plaît car on ne doit pas tout faire tous en même temps.» Camille, assise à ses côtés, renchérit. «Faut jouer le jeu! Au début c’était un peu déstabilisant, mais là on s’est bien habitué. Je préfère travailler comme ça.»
Pour faire évoluer le Cercle scolaire du Val-de-Ruz, le directeur Fabrice Sourget mise sur une révolution «des petits pas». Personne ne se voit obligé de changer sa manière de travailler. Les pédagogies traditionnelles côtoient ainsi les approches innovantes. Il en est convaincu: imposer ne marche pas. Et le temps lui donne raison. Chaque année, le nombre d’enseignants qui abandonnent de leur plein gré le modèle classique augmente. A La Fontenelle, environ un tiers a franchi le pas. Souvent, cela se produit lorsque les enseignants sont en difficulté, par exemple face à des classes difficiles à cadrer en cours magistral.
Convaincre les enseignants, c’est une chose. Il y a aussi les parents et les milieux politiques. Sans surprise, ce sont les parents des élèves les plus performants qui tiquent, inquiets des obstacles que leur enfant pourrait rencontrer dans la suite de son parcours, si d’aventure il devait rejoindre une institution plus «vieille école». «Les autres, si leur enfant a du plaisir à aller en cours, c’est déjà gagné, s’exclame Fabrice Sourget. Dans l’ensemble, nous ne notons pas de problème de continuité. Pour ceux qui partent en apprentissage, cela se passe très bien. Nous avons des retours très positifs des employeurs. Ceux qui poursuivent au lycée ont de la facilité et s’en sortent de toute façon.»
Et la politique? «Tant qu’on ne demande pas de sous et que les parents n’écrivent pas, ça passe.» Le Cercle scolaire du Val-de-Ruz a reçu en 2017 le Prix suisse des écoles. S’il s’est inscrit, c’est un peu pour rassurer les sceptiques et trouver une forme de caution. «Nous avons été distingués. Cela montre que ce que nous faisons n’est pas complètement idiot!»